Le 15 juillet 2005, l’Unesco inscrit vingt-trois beffrois du Nord-Pas-de-Calais au patrimoine mondial de l’humanité, classement qui s’affilie à l’inscription de trente-deux beffrois belges en 1999.
Symbole de l’émancipation communale, objet d’orgueil et de grandeur des cités, le beffroi demeure encore aujourd’hui un emblème de notre territoire, au point d’être choisi pour figurer sur le logo de notre région.
Vers l’autonomie communale
L’Europe occidentale médiévale s’organise autour du principe féodal. Les suzerains et grands seigneurs accordent, en échange de services, des domaines à leurs vassaux, qui eux-mêmes reproduisent ce schéma vers le bas. Les villes se développent souvent en marge de ce système pyramidal et, malgré la tutelle de seigneurs locaux, elles jouissent en réalité très tôt d’une certaine autonomie.
Néanmoins, les riches bourgades de l’ouest des anciens Pays-Bas (Nord-Pas-de-Calais, Somme, Flandre et Hainaut belges) souhaitent officialiser l’autonomie tacite dont elles jouissent. C’est pourquoi les bourgeois se rassemblent en communes pour faire entendre leur voix.
Dans les fiefs laïcs, leurs revendications sont généralement satisfaites sans recours à la violence et les seigneurs octroient aux communes des privilèges plus ou moins importants dans certaines domaines (administration, justice, commerce, etc.). En revanche, l’Église reçoit plus froidement leurs doléances ; il n’est pas rare que des révoltes communales aient été réprimées dans le sang dans ces fiefs dominés par des évêques ou de puissants abbés (comme ce fut le cas à Cambrai en 1077).
Les chartes de franchises et de privilèges
Les privilèges accordés sont consignés dans une charte, document officiel garantissant les droits des bourgeois et les exemptant de certaines taxes (appelées franchises).
Le document que nous vous présentons ci-dessous est un exemple de ce type de concessions que conservent parfois les archives départementales (même si par essence ils devraient davantage se trouver dans les archives communales). Cotée A 4/7, cette charte de coutumes et de privilèges a été accordée aux bourgeois de Calais par Gérard, comte de Boulogne et de Gueldre avant 1180. Elle est scellée d’un sceau de cire blanche, pendant à double queue de parchemin, représentant le comte armé, à cheval, avec cette inscription Sigillum …rdi, comitis Gelrie et Bolonie
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Elle permet aux échevins de rendre une justice sévère dans leur ville afin de maintenir l’ordre. Car à cette époque, Calais est déjà une grande ville portuaire qui regroupe une population très hétérogène, où se croisent riches marchands et bandits de grand chemin.
L’entité morale des communes
Les villes placées sous le bénéfice d’une charte deviennent "communes jurées", c’est-à-dire qu’elles sont gouvernées par des jurés, pairs, échevins élus par leurs concitoyens. Le conseil de magistrats, composé d’échevins, est présidé par l’un d’entre eux, le mayeur.
La commune est dès lors assimilée à une personne morale et, sous réserve de ce qui lui a été accordé par le seigneur, elle peut :
- posséder ses propres armoiries et son sceau ;
- lever des impôts ;
- rendre la justice ;
- monter une milice communale ;
- avoir sa propre cloche.
Ce dernier droit est considéré comme le privilège le plus important. La cloche est en effet fondamentale dans cette société médiévale puisqu’elle rythme la vie de la cité : réveil, travail, couvre-feu, incendie, appel aux armes, réunions telles qu’appel des administrés aux délibérations communales, etc.
Elle est souvent installée dans une tour appelée beffroi. Le seigneur peut d’ailleurs s’en prendre à ce symbole en cas d’insoumission, comme en 1179 à Hesdin, où Philippe d’Alsace, comte de Flandre, enlève la cloche à la suite d’une révolte des bourgeois.
Rôle du beffroi
Au XIe siècle, la fonction première des beffrois est guerrière, puisqu’il s’agit de tours d’assaut mobiles en bois destinées à l’attaque des places fortes. Progressivement abandonnés au XIIe siècle, ils sont parfois réutilisés pour suspendre la cloche communale. Malgré ce changement d’attribution, le terme de beffroi a toutefois été conservé.
Les constructions en bois laissent place peu à peu à des matériaux plus solides (brique, grès, pierre, etc.) et le beffroi devient le symbole des libertés communales obtenues du suzerain.
Ses fonctions se multiplient puisque :
- on y range les documents les plus précieux de la cité tels que le sceau, les chartes et la trésorerie ;
- on y tient les délibérations communales jusqu’à la construction d’hôtels de ville ;
- on proclame les bans municipaux depuis la bretèche (sorte de balcon ouvert) ;
- on y rend les jugements quand les échevins ont droit de justice ;
- on y enferme les prisonniers dans des geôles aménagées dans les caves ;
- on installe le logis du guetteur au dernier étage afin qu’il puisse avertir la cité de tout danger (avancée de troupes armées, incendies, etc.).
Le beffroi, cœur de la cité
Le style des premiers beffrois du XIIe siècle est d’ailleurs volontairement martial ; conçus comme des tours de défense, ils doivent inspirer la puissance et sauvegarder la paix par des signes manifestes. C’est pourquoi les bourgeois de Boulogne ont acheté en 1231 l’ancien donjon du château du comte Philippe Hurepel.
Au fil des ans, le style évolue et la multiplication de chartes accordées aux communes entraîne un nouvel urbanisme qui met la souveraineté communale au cœur des cités.
De nouveaux édifices sont créés pour répondre à la nouvelle répartition des pouvoirs civils (politique, administration, justice, défense, etc.). Dans cette nouvelle architecture, le beffroi est naturellement installé sur la grand place, aux côtés de l’hôtel de ville et de la halle. Mgr Lestocquoy dit d'ailleurs à leur propos qu’ils sont : les témoins d’une civilisation municipale comme les châteaux de la Loire indiquent une civilisation royale
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Déclin du pouvoir communal mais maintien du beffroi
Au XIVe siècle, les Pays-Bas passent aux mains des ducs de Bourgogne. Avec le développement du pouvoir monarchique, le système féodal des privilèges décline, tout comme le pouvoir communal.
Pourtant, la tradition du beffroi se maintient. On continue de construire aux siècles suivants des beffrois aux styles architecturaux très variés. Citons comme exemples celui de Bruay-en-Artois (1928-1930) entièrement tourné vers son passé houiller, celui du Touquet (1931) à l’architecture anglo-normande ou encore celui d’Outreau (1969) au style cubique.
Charte de coutumes et privilèges accordée aux bourgeois de Calais par Gérard, comte de Boulogne et de Gueldres (avant 1180)
Au nom de la sainte et indivisible Trinité, ainsi soit-il : Sachent les présents et les futurs, les clercs et les laïcs que moi, Gérard, comte de Boulogne et de Gueldre, j’ai accordé ainsi que l’avait fait le comte Mathieu, à mes bourgeois de Kaleeis, y demeurant, sur ma terre, les suivantes libertés et coutumes, savoir : - Ils pourront, en se conformant à la coutume de Merch et sous réserve de mon droit, faire vente ou acquisition de leurs masures et demeures ; - ils seront exempts du service de bêche et de pelle, en quelque lieu qu’on le requière, excepté lorsqu’il faudra se défendre contre les incursions de la mer dans l’étendue de leur banlieue ; - ils auront tous les dimanches [ note 1] leur marché, suivant la coutume du marché de Merch, sous réserve de tous les droits du comte ; - leur banlieue s’étendra depuis la Grosse-Dune jusqu’au-delà du chemin qui est proche du cimetière de Saint-Pierre, et depuis la croix du cimetière, le long du chemin, jusqu’au pont du Port-Neuf, et depuis ce pont jusqu’à la mer en suivant l’eau du Moulin.
Celui qui frappera quelqu’un, en dedans de ladite banlieue, avec des armes émoulues [ note 2], paiera au comte soixante livres d’amende, ou perdra le poing droit ; - Celui qui y dégaînera son glaive par colère, et qui pourra être poursuivi pour ce fait ne devra que soixante sous ; - Celui qui aura frappé quelqu’un à Kaleeis ou dans la banlieue, et qui aura pu fuir sans avoir été pris ni retenu, devra si on le prend dans la suite, être ramené à Kaleeis pour y subir son procès et son jugement.
J’ai accordé à mesdits bourgeois deux fêtes annuelles, l’une depuis closes Pâques [ note 3] jusqu’à la Nativité de Saint-Jean-Baptiste, et l’autre depuis la Saint-Michel jusqu’à l a Saint-André ; - Ces fêtes annuelles seront à moi et de ma seigneurie ; et celui qui y commettra un délit sera traité comme s’il avait forfait en un jour de marché dominical, et suivant la coutume du marché de Merch.
Je leur ai accordé encore la permission d’avoir en l’endroit une chapelle, à la condition qu’on l’établira dans un terrain domanial, de manière que la seigneurie et l’avouerie de la chapelle soient en ma main.
Leurs masures seront libres de toute contribution, en donnant un lot d’argent à la fête de Saint-Martin avant Noël [ note 4], et douze deniers à la Saint-Jean ; - Ils paieront en outre une certaine mesure de bière pour le droit de chaque brassin, et ils acquitteront le tonlieu, comme il est établi depuis longtemps.
Je leur ai accordé, de plus, un Échevinage et une Core [ note 5], avec le privilège pour les Échevins et les Coremans de pouvoir siéger tous les jours de l’année pour recevoir les plaintes et prononcer les jugements. Les étrangers devront se contenter d’un jugement rendu par devant deux échevins.
Quant à ceux qui demeureront dans l’échevinage et la core, s’ils ont une plainte à faire l’un contre l’autre, ils pourront aussi la porter devant deux échevins ; mais le jugement n’en pourra avoir lieu qu’en pleine assemblée de l’échevinage. Si un étranger doit quelque chose auxdits bourgeois, il devra donner caution, et le jugement sera prononcé en dedans de trois jours ; et si c’est moi qui aurai commis quelque délit contre eux, et que la vérité du fait soit reconnue par eux, je devrai l’amender en dedans de quarante jours.
Telles sont les libertés et les coutumes que je leur ai accordées, que j’ai confirmées de mon sceau et que j’ai corroborées de mon serment, en présence des témoins soussignés : Gérard, prevôt de Saint-Pierre de Maestricht, Roger de Meren, Gérard Mummo, Luddwic de Strale, Henri de Dondenwehre, Gelon de Kaleis, Gauthier échevin, Henri Oser, Hugues Bloch.
Traduction et annotations tirées de la notice sur Calais de l’abbé Haigneré dans le Dictionnaire historique et archéologique du Pas-de-Calais, arrondissement de Boulogne, t. II, pp. 50-53.
Il existe une transcription du texte en latin dans le Recueil de documents relatifs à l’histoire du droit communal en France des origines à la révolution, G. Espinas, Artois, t. II, pp. 310-311. (BHB 2189/2).
Notes
[note 1] C’était l’habitude du temps. Le marché de Zutkerque, transféré à Audruicq par Baudouin II de Guînes, se tenait aussi le dimanche (Lamb. Ard., cap. LXXVIII)
[note 2] Le mot y est en langue vulgaire du temps, armis esmolut.
[note 3] Le dimanche de l’octave de Pâques, autrement dit de Quasimodo.
[note 4] La Saint-Martin du 11 novembre, pour la distinguer de la Saint-Martin d’été, qui tombait le 4 juillet.
[note 5] Core ou Keurre, terme flamand qui sert à désigner le statut, la loi et par suite la juridiction des conseillers communaux. Les échevins connaissaient, comme juges, de toutes les matières civiles, les Coremans ou Cœurs-hers, des affaires criminelles. V. Courtois, Dict. géog. De l’arr. de St-Omer, p. 10, verbo ANGLE.
Archives départementales du Pas-de-Calais
Bonjour Amandine,
Une des premières fonctions pacifiques du beffroi était d'abriter la cloche qui symbolisait l'autonomie des cités vis à vis de leurs seigneurs, d'où le symbole d'indépendance.
Au fil du temps, ses fonctions se sont multipliées, mais incarnant toujours la liberté morale de l'administration communale.
Le 11 août 2016 à 12h20
vrst amandine
Je n'ai pas trouvé pourquoi le beffroi était le symbole de l'indépendance...
Le 18 avril 2016 à 13h30
Anonyme
très intéressant !
de très nombreuses informations...
Le 11 mars 2016 à 14h13