Parlez-vous l’esperanto ? Certaines archives oui ! Le document mis à l’honneur ce mois-ci est une collection de cinq cartes postales données par les archives départementales du Gers le 30 août 2016 et conservées en 1 J 2384.
Rédigées en esperanto, elles sont adressées à J. Cheminant, un Français vivant dans le protectorat français d’Annam (aujourd’hui au Viêt Nam).
Cartes postales rédigées en esperanto
Quatre d’entre elles sont envoyées en mars et juin 1908 par Suzanne Delporte, une jeune Arrageoise de 17 ans. La traduction de ses missives nous révèle que la jeune fille était ravie d’échanger avec un correspondant habitant de si exotiques contrées, d’autant plus qu’il lui permettait d’enrichir sa collection de cartes postales ! (voir transcription en fin de page)
La dernière carte semble avoir été écrite par une réelle connaissance de J. Cheminant, Georges Perrin, un imprimeur calaisien. Le 7 juin 1908, il lui apprend qu’en dépit de quelques difficultés, l'esperanto progresse en Europe (Malgraŭ kelkaj malfacilaĵoj, Esperanto progresas en Eŭropo
).
Pourtant, les débuts de cette langue universelle, conçue comme un moyen d’entente entre les hommes
, sont timides.
D’où vient l’esperanto ?
L’esperanto est créé par le docteur Ludwik Lejzer Zamenhof (1859-1917), un ophtalmologiste polonais. Marqué par les incompréhensions communautaires dont il fut témoin dans sa jeunesse, il s’intéresse très tôt à la linguistique et à l’idée d’une langue universelle.
En 1887, il publie le résultat de ses années de recherche, Lingvo Internacia, sous le pseudonyme de Doktoro Esperanto ("le médecin qui espère"). La propagation de ses idées est plutôt lente. Suivant l’exemple de la Russie et l’Allemagne, l’esperanto se développe en France après une décennie d’existence, porté par quelques enthousiastes amateurs tels que Louis de Beaufront. Ce dernier crée en 1898 la Société française pour la propagation de l’esperanto.
En juin 1900, les premiers groupes espérantistes français sont officiellement formés à Paris et à Dijon. Cinq ans plus tard, ils sont plus de 70. À l’étranger, le phénomène connaît le même engouement puisqu’à cette même date, 35 journaux espérantistes paraissent en Allemagne, Chili, Espagne, France, Italie, Royaume Uni, Russie, Suisse, etc.
C’est également à cette époque que germe l’idée d’organiser un congrès international où pourraient se rencontrer et échanger les espérantistes du monde entier.
Et c’est dans le Pas-de-Calais que celui-ci va se dérouler en août 1905.
Le premier congrès international de Boulogne
Du 5 au 12 août 1905, la ville de Boulogne-sur-Mer accueille ainsi près de 700 délégués venant de plus de vingt pays. L’événement est préparé depuis un an par un avocat boulonnais, Alfred Michaux (1859-1937), fervent défenseur de l’esperanto.
Le 5 août, le docteur Zamenhof débarque à Boulogne où l’attend une délégation d’officiels et de journalistes. L’événement va effectivement être très largement couvert par la presse locale (La France du Nord, Le Télégramme et Le Boulonnais), qui résume chaque jour les événements rythmant le congrès.
Le soir même, la séance d’ouverture est l’occasion de nombreux discours, à commencer par cette déclaration du docteur Zamenhof :
Soyons bien conscients de la gravité de ce jour, car aujourd’hui au sein de l’accueillante Boulogne-sur-Mer ne sont pas réunis des Français et des Anglais, ni des Russes et des Polonais, mais des Hommes avec des Hommes.
S’ensuivent deux interventions du maire Charles Péron et du président de la chambre de commerce, Ferdinand Farjon :
C’est aujourd’hui seulement que pour la première fois s’ouvre un congrès mondial dans lequel tous les membres parleront la même langue et se comprendront sans difficulté. C’est là un fait mémorable dans l’histoire de la civilisation et la ville de Boulogne a le droit d’être fière d’avoir été choisie pour cette réunion […]. Oui, mesdames, messieurs, ces quelques journées que vous allez passer ici seront utiles et fécondes pour une grande cause […].
Le Télégramme, 6 août 1905. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 359/1.
La déclaration de Boulogne
Les travaux du congrès visent en effet à étudier les modifications et perfectionnements susceptibles d’améliorer la syntaxe imaginée par Zamenhof.
La semaine est rythmée par des assemblées générales, souvent ponctuées de mondanités (banquets, bals, exposition, concerts, représentations théâtrales, excursions à Wimereux et en Angleterre, etc.)
Au cours de la session du 7 août, Zamenhof donne lecture d’une importante déclaration, dite déclaration de Boulogne, entérinée deux jours plus tard par le comité directeur. Acte fondateur du congrès, celle-ci définit l’espérantisme et réaffirme la neutralité absolue de cette langue universelle :
L’espérantisme est l’effort fait pour répandre dans le monde entier l’usage d’une langue neutre, qui, ne s’imposant pas dans la vie intérieure des peuples et n’ayant aucunement pour but de remplacer les langues existantes, donnerait aux hommes des diverses nations la possibilité de se comprendre entre eux […].
Toute autre idée qu’un espérantiste pourrait lier à l’espérantisme, est une affaire purement privée. […] L’auteur de l’esperanto ayant dès le début et une fois pour toutes refusé à toute personne les droits et les privilèges relatifs à cette langue, l’esperanto n’est la propriété de personne, du point de vue matériel et moral.
Le Télégramme, 11 août 1905. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 359/1.
Le bilan du congrès est très positif, aussi bien pour les espérantistes que pour la ville de Boulogne, qui a bénéficié d’une publicité internationale dans la presse étrangère.
Émile Grosjean-Maupin
Enfin, autre figure importante de l’espérantisme français, Émile Grosjean-Maupin décède à Wavrans-sur-Ternoise en 1933. Ce professeur agrégé d’université, enterré à Saint-Martin-lès-Hernicourt, s’intéresse à la linguistique et à la lexicologie espérantiste depuis 1906, peut-être attiré par la publicité du congrès de 1905 ?
Membre du comité linguiste en 1909, il est connu pour être l’auteur de dictionnaires esperanto-français (éditions de 1910 et 1913) et surtout pour avoir dirigé la première version de Plena Vortaro de Esperanto (1930), le plus grand dictionnaire unilingue espérantiste.
Cent ans plus tard, le rêve du docteur Zamenhof ne s’est pas dissipé. Les congrès internationaux continuent de se succéder. En 2015, Lille a d’ailleurs accueilli le centième d’entre eux, plus de cent ans après le congrès fondateur de 1905.
Transcription d'une carte postale envoyée par Suzanne Delporte à J. Cheminade
Arras, le 13 mars 1908
Kara Sinjorino,
Mi konsentas tre volonte korespondadi
kun malproksima sampatrujanino
câr mi kolektas interesajn,
speciale allandajn poŝtkartojn
kaj mia juna frato gojas
recevi fremdajn poŝtmarkojn.
Mi sendos al vi poŝtkartojn
kiuj prezentas vidindajojn
de mia antikva urbo.
(Daŭrigota sur la dua karto).
Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 2384.