Résumé de l’Incendie du Palais-St-Vaast - 5 et 6 Juillet 1915
Nous, agent Vignez, le 5 juillet 1915, à 16 heures, un incendie ayant éclaté sur l’aile gauche du Palais Saint-Vaast, à l’endroit réservé aux archives, incendie causé par une bombe incendiaire allemande, mon chef, M. Pugnières, Commissaire central, me donne l’ordre de me rendre sur les lieux pour y établir le service d’ordre, ce qui fut fait.
Pendant ce temps, une brigade de gendarmerie arrive, et, malgré le feu intense de l’ennemi, se précipite dans la Cour d’honneur.
Les flammes enveloppent déjà la partie du bâtiment affectée aux Archives ; quelques pompiers installent les tuyaux et mettent une pompe en batterie près de la cour du Musée. Aussitôt, les gendarmes s’en emparent et, avec un grand courage, refoulent dans les tuyaux une eau malheureusement bien insuffisante car pour alimenter cette pompe on doit aller chercher le précieux liquide, seau par seau, dans les caves de la "Soupe populaire". Malgré un travail dur et opiniâtre, il est impossible de combattre efficacement les énormes progrès de l’incendie qui ravage ce beau monument et les précieuses Archives qu’il renferme.
17 h. — Une rafale de mitraille arrive ; je crois pouvoir évaluer le nombre d'obus à 15 du calibre 105, mais sans certitude pour le calibre. Quelques obus mettent le feu aux bâtiments transversaux. Les pompiers essaient d’isoler l’incendie et, sous le feu de l’ennemi, montrent un courage et une abnégation vraiment admirables qui me laisseront un mémorable souvenir des sentiments héroïques de ces humbles Arrageois.
17 h. 1/2. — Trois rafales d’obus qui mettent le feu à l’aile droite du bâtiment (ancien évêché). Pendant ce temps l’aile gauche continue à brûler ; du côté des Archives, la superbe Bibliothèque devient la proie des flammes. Je juge à ce moment que tout secours est superflu. Rien ne pourra arrêter les progrès effrayants de l’incendie, les deux ailes étant en feu et les bâtiments transversaux commençant à brûler.
Seize hommes d’infanterie viennent à la pompe relayer les gendarmes qui sont à bout de forces. Ils sont commandés par un lieutenant qui me paraît chétif et blessé, car il se traîne lourdement en s’appuyant sur un bâton. Par suite de l’impression terrifiante que me produit l’incendie, je n’ai pu remarquer le matricule de ses hommes et de lui-même.
18 h. — Une nouvelle section de militaires arrive, qui s’occupe de l’enlèvement des toiles du Musée, sous la direction de M. Leroy, membre de la Commission, assisté de quelques personnes d’un dévouement au-dessus de tout éloge ; je cite MM. les abbés Miseron et Flament, vicaires de la Cathédrale ; MM. Deruy et Godefroy ; M. le Procureur ; M. Pierre Fèrret. Ils transportent les choses précieuses et anciennes sur le perron de la Cour d’honneur.
Pendant ce temps une nouvelle équipe de soldats s’organise sous la direction de M. Lavoine, archiviste, pour mettre à l’abri les anciennes archives municipales déjà sauvées une première fois de l’incendie de notre Hôtel de Ville ; on les transporte dans les caves ayant servi d’ambulance.
Avec sa compétence professionnelle, M. Lavoine choisit les archives à sauver, pendant que M. Eugène Théry organise la chaîne de soldats qui les transportent en sûreté.
19 h. 1/2. — Tout secours est jugé impossible pour sauver l’aile gauche du Palais ; quelques tuyaux crèvent et empêchent l’alimentation de la lance, malgré le travail acharné d’une quinzaine de militaires et de gendarmes qui se relèvent mutuellement. Tous travaillent avec une ardeur splendide, mais en vain.
20 h. — Les toitures des Archives et de la Bibliothèque s’écroulent ; le second étage est en feu, le Musée commence à flamber au milieu d'une fumée opaque. Les pompiers travaillent avec acharnement. J’ai à signaler particulièrement le pompier Ch. Jamart qui se précipite, malgré le danger, à plusieurs reprises, dans le brasier. Trois obus éclatent dans la fournaise de deux en deux minutes, ce qui force les braves pompiers à descendre de leur poste devenu par trop dangereux.
Je vis à ce moment le brave M. Wacquez, malgré son grand âge, donner des ordres secs et sévères comme un officier conduisant ses hommes sous le feu de l’ennemi ; c’était sublime de voir ce noble vieillard se dévouer ainsi pour sauver les ruines de sa petite patrie qu’il aimait autant que la grande. Je garderai le souvenir ému de ce moment tragique où jugeant tout secours superflu et dangereux pour ses hommes, il força Jamart à redescendre et, lui-même, sortit du bâtiment, noir de fumée, tête nue, ayant sans doute perdu son casque dans le brasier [ note 1].
20 h. 1/2. — Tout le Palais est en feu, sauf la moitié du Musée, du côté de la rue de la Madeleine ; les toitures et les plafonds tombent, minés par l’incendie, faisant jaillir à 15 mètres au-dessus du bâtiment des gerbes de feu et d’étincelles. La fumée est intense, la position devient intenable et terrifiante. Cinq obus, incendiaires à mon avis, tombent sur la toiture du Musée déjà en feu et attisent encore l’incendie. La pompe ne fonctionne plus que par intermittence ; d’ailleurs tout flambe à la fois ; où porter secours ? Je me tiens dans la Cour d’honneur, frémissant d’horreur devant cet incendie formidable ; à ce moment 40 pièces environ, seulement, du Musée sont sauvées du désastre. Je suis à même de le savoir, ayant pris la garde de ces débris au fur et à mesure du sauvetage. Je vis redescendre les pompiers et M. Leroy par le grand escalier d’honneur, tout secours étant jugé impossible [ note 2].
21 h. — Le feu redouble d’intensité sur la partie supérieure du bâtiment ; quelques plafonds tombent à la galerie des Médailles, ce qui me fait prévoir que les objets déjà sauvés sont en danger. J’invite un gendarme à me prêter main-forte, et nous transportons ces objets et quelques gravures et toiles qui se trouvaient sur le perron dans les caves de l’aile gauche. L’incendie fait rage sur tout le bâtiment, produisant un grondement sourd et lugubre dans la nuit, semblable à un bruit de moteur infernal.
21 h. 1/2. — Quelques obus éclatent à nouveau sans que je puisse apprécier quelle partie du bâtiment ils écrasent. Un écroulement se produit dans les galeries des Archives ; les deux étages sont tombés. L’ennemi, voyant les étincelles s’élever à une grande hauteur et se rendant compte quel le bâtiment s’écroule lance encore une rafale de 25 à 50 obus, occasionnant une panique générale. Tout le monde se précipite dans les caves, sans savoir exactement ce qui se produit. On se regarde effaré.
Je pénètre avec les gendarmes à l’endroit de la "Soupe Populaire", et en remonte quelques minutes après pour me rendre compte des progrès de l’incendie. Arrivé au milieu de la Cour d’honneur, je reste consterné devant le spectacle de tant de merveilles amassées par nos ancêtres, détruites ainsi en un instant par ces barbares modernes. Des larmes m’en montent aux yeux. Je redescends demander du secours aux gendarmes pour tenter le sauvetage des toiles de la grande galerie de tableaux. Un jeune gendarme m’offre spontanément son concours, puis un deuxième et enfin un troisième.
22 h. — Je sors le premier en leur faisant remarquer une toile restée sur le perron. Ils me demandent d’attendre encore un instant ; mais, voyant les toitures s’écrouler an fur et à mesure, je me précipite sur le perron afin de sauver cette toile, une marine d’un artiste de notre Arras, Zacharie Bâton. Je descends le perron, la toile en mains ; au même instant; un sifflement caractéristique se fait entendre ; j’essaie de courir me mettre à l’abri, mais trop tard ; je suis projeté à une hauteur de soixante centimètres environ, l’obus ayant éclaté à quatre mètres, et je retombe lourdement sur le tas de charbon qui se trouve près du perron. J’ai la chance de m’en tirer sans contusions et je rentre dans la cave, toujours avec ma toile, à la grande stupéfaction des gendarmes qui m’avaient vu renversé par l’explosion. C’est la cinquième fois depuis le début de la guerre que je m’en tire aussi heureusement...
La cour est tout-à-fait déserte ; quelques craquements de charpentes minées par l’incendie, du côté de l’aile gauche, nous font frissonner ; ce sont les toitures et les étages qui tombent sur la galerie des tableaux. Les gendarmes m’engagent à prendre quelque chose et me conduisent vers Mme Ruff qui se trouve à la "Soupe populaire" [ note 3]. Elle me sert un petit repas que je mange avec une hâte fébrile, car la vision de l’incendie ne me quitte pas, et je remonte précipitamment avec les trois jeunes gendarmes qui m’avaient promis leur concours. Nous sortons sans hésitation et, en hâte, nous montons à la galerie de tableaux pour essayer le sauvetage des œuvres d’art qui sont exposées à la destruction.
22 h. 1/2. — Une fumée épaisse envahit déjà la galerie mais, devant les toiles provenant d’artistes célèbres, j’hésite, je recule devant le démontage de ces œuvres splendides ; la galerie n’est pas encore entamée ; cependant le feu crépite au-dessus et à côté ; mais si les plafonds résistent ? Si le feu ne gagne plus ?... Mon angoisse est inexprimable ; je ne sais à quoi me résoudre.
22 h. 3/4. — A ce moment, j’aperçois à travers le plafond les flammes qui rongent le dessus de la salle ; il n’est que temps ; je n’hésite plus et, n’apercevant personne de compétent pour donner les conseils nécessaires, je me décide à commencer le travail.
Le décrochage n’est pas chose facile ; l’importance de certaines toiles, le poids, la grandeur, représentent un obstacle presque insurmontable pour quatre hommes ; cependant nous réussissons à enlever les deux tableaux représentant les Bourgeois de Calais qui sont les pièces les plus grandes de la galerie.
Un obus éclate et perce le plafond de la galerie ; nous sommés renversés et un des gendarmes qui se trouve à quatre mètres de moi tombe si lourdement qu’il ne peut se relever. Je lui crie :
"Etes-vous blessé ?"
"Non", me répond-il.
Mais au même instant une partie du plafond cède, le feu enveloppe le pauvre garçon ; sa position est critique ; je cours vers lui et réussis à le traîner sur une longueur de dix mètres environ. Fort heureusement il s’en tire sans blessure ni brûlure, sauf sa tunique qui commençait à flamber. Il se relève et me remercie avec effusion. Naturellement, je lui fais remarquer que je n’ai fait que mon strict devoir.
L’incendie devenant de plus en plus menaçant, je donne l’ordre de continuer et ces braves gens, avec un entrain et un courage merveilleux qui resteront gravés dans ma mémoire, continuent le sauvetage au risque de leur vie dans cette fournaise.
23 h. — Environ quarante toiles sont sauvées. J’encourage mes hommes ; on ne regarde plus ce que l’on prend, on se contente d’aller vite, car le temps va manquer. Deux marbres blancs superbes qui se trouvent au milieu de la galerie résistent par leur poids à tous nos efforts ; il est impossible de les sauver, ils sont comme retenus au sol.
23 h. 1/2. — Notre entrain est toujours merveilleux ; la sueur coule sur nos corps fatigués ; on n’entend que la course précipitée des hommes allant et venant pour sauver le plus de toiles possible. Il est splendide de voir l’organisation qui s’est faite en un instant. Sans aucune préparation, les hommes vont et viennent, obéissant aux coups de sifflet ou aux signes que je leur fais, à la lueur sinistre de l’incendie ; il semble qu’une théorie ait été apprise d’avance.
Minuit. — Un des gendarmes monte sur une échelle pour essayer de décrocher les toiles vers la porte du milieu. Malgré tous nos efforts elles résistent ; j’ai beau revenir à la charge ; impossible de les avoir, et, malgré tout notre désir de tout sauver, nous sommes obligés de les abandonner. D’ailleurs, beaucoup de toiles gisent encore sur le plancher ; les gendarmes, sur ma recommandation, les transportent dehors avec un soin méticuleux.
Minuit 20. — Un obus tombe au centre de la galerie, mais éclate heureusement à quinze mètres de nous. Les éclats lacèrent une jolie toile qui porte les traces du vandalisme des Boches, car nous avons tenu à la sauver comme mémento. Tout-à-coup, un craquement sinistre se produit : la toiture croule sur le plafond qui, heureusement, tient encore bon ; nous nous empressons de mettre toutes les œuvres en sûreté ; il ne reste plus rien dans la galerie que quelques gravures que je ne crois pas menacées pour l’instant.
Je traverse la galerie des "Amis des Arts"; les murs sont nus ; il n’y reste plus de tableaux ; je suppose qu’ils ont été enlevés à l’avance. Nous sortons un instant pour prendre l’air, mais, voyant d’énormes morceaux de bois enflammés près des toiles que nous venons de sauver, je les fais transporter sans perdre de temps, place de la Madeleine, contre la maison de M. Cotteau de Simencourt. Environ 80 tableaux sont ainsi hors de danger. Un homme arrive et m’offre son concours que j’accepte chaleureusement ; je l’invite à suivre notre petit groupe, ce qu’il fait sans hésitation ; c’est M. Foucart, peintre en voitures, rue du Conseil ; il est âgé de 60 ans.
1 h. — Nous pénétrons, en enfonçant les portes, dans une salle située au premier étage, à main gauche de la Cour d’honneur ; une certaine quantité de toiles et gravures sont enfermées dans des placards dont nous défonçons les portes. En ce moment, arrive un autre civil qui me demande s’il peut être utile ; il paraît fatigué ; je le lui fais remarquer, mais il insiste et dit que je lui ferais plaisir en l’occupant ; j’admire ce courage et cette bravoure que montre toujours ce brave nommé Arson, sacristain, de la Cathédrale, je l’accepte donc avec plaisir.
Nous descendons rapidement les quelques tableaux et gravures que nous trouvons, plus une pendule ancienne, deux candélabres et une petite statue en bronze. Mais l’incendie nous gagne de vitesse et nous sommes obligés de redescendre au rez-de-chaussée.
Un obus crève une certaine partie de la Galerie Constant Dutilleux. J’encourage mes hommes, car le Salon Italien est en feu ; heureusement toutes les toiles ont été enlevées, probablement avant l’incendie... Je suis heureux qu’elles aient pu être mises à l’abri car je me plaisais à contempler ces toiles de valeur, les années précédentes.
Nous attaquons la Galerie Dutilleux ; le brasier gronde au-dessus et à côté de nous.
3 h. 1/2. — Un nouveau civil arrive et se met immédiatement à notre service. C’est M. Eugène Théry, 52 ans, demeurant rue des Trois Filloires, n° 1. Je l’accepte avec plaisir car j’ai pu apprécier l’énergie qu’il a déployée la veille en secondant M. Lavoine dans le sauvetage des Archives municipales.
4 h. — Un nouveau civil se joint à nous : M. Fernand Gobet, 55 ans, Juge de Paix à Arras, né à Albert (Somme), le 12 juillet 1862. On se remet à l’œuvre. Notre équipe de sauveteurs se monte actuellement à huit personnes Toutes les galeries sont en feu ; nous galopons à côté des flammes. Une dernière œuvre reste ; je fais la courte échelle à M. Théry qui réussit ainsi à sauver le portrait de Dutilleux,
5 h. 1/2. — M. Leroy arrive, stupéfait devant les progrès de l’incendie ; nous montons l’escalier, à main gauche du perron, et je vois M. Leroy pénétrer dans les flammes, près de la galerie des Médailles ; il m’invite à le suivre pour sauver encore quelques tableaux qui se trouvent dans le brasier et je sauve cinq toiles qui portent les traces de l’incendie par suite de réchauffement qu’elles ont subi.
7 h. — Tous les bâtiments sont en feu, depuis le haut jusqu’en bas ; ailes gauche et droite, bâtiments transversaux, tout brûle ou achève de se consumer. Harassé de fatigue et de sommeil — je suis debout depuis 36 heures — je n’en puis plus : M. Leroy me dit que c’est suffisant et que je mérite bien du repos, et il m’envoie dormir un peu [ note 4].
Signé : Vignez [ note 5].
J. DARRAS