06 novembre 1915

Visite nocturne aux ruines d’Arras

Cité martyre, Arras est une ville que la presse visite encore, même si l’accès en devient de plus en plus difficile. Le journaliste y rencontre quelques représentants des autorités locales, comme le maire et son secrétaire général, le chef de la police ou quelques agents de la poste. La nuit n’est troublée que par le bruit devenu normal du canon ennemi. Partout règnent la ruine et la désolation mais, pour les quelques centaines d’Arrageois encore sur place, une certitude existe : Arras renaîtra de ses cendres.

Visite nocturne aux ruines d'Arras

L’accès de la ville martyre devient de plus en plus difficile… Les formalités sont longues et minutieuses pour obtenir l’autorisation nécessaire. Elle n’est accordée qu’à bon escient par le général commandant le secteur. Quelques courageux Arrageois ont le monopole du transport, au prix de beaucoup de fatigues et de dangers. Ils rendent de signalés services à la collectivité.

Le cœur bat bien fort à l’approche de la ville. Quel spectacle va-t-elle offrir ?

On est bientôt fixé !

La première maison isolée, avant l’octroi de la porte de X…, construite récemment dans un terrain vague, est complètement rasée par les obus, sauf un pan de muraille à l’une des extrémités que surplombe une partie du toit faisant pour ainsi dire charnière, et aplati pour former une sorte d’abri. L’effet en est curieux.

La Grande-Rue offre un aspect saisissant. Les habitations ont subi d’importants dégâts depuis quelques semaines ; à gauche et à droite on ne compte plus les toits effondrés, les murs lézardés ou écroulés…

Après avoir fait vérifier les passeports, signé au registre, la circulation est libre à nos risques et périls, mais seulement la nuit…

Nous rendons une visite au Maire, toujours présent au poste d’honneur, où il ne veut être ni suppléé, ni même remplacé momentanément, ayant pris la ferme résolution de rester jusqu’au bout.

Au commissariat, le chef de la police rédige un rapport en tout quiétude… La plupart de ses subordonnés sont là, sauf ceux qui circulent en ville. De même, quelques agents des postes tapis dans leur souterrain séjour, diurne et nocturne, assurent le service avec un dévouement qui vient d’être récompensé par une citation à l’ordre du jour de l’armée, comportant la croix de guerre. MM. Godefroy, juge d’instruction ; Proteau, procureur, sont toujours en fonctions. Le receveur municipal, dont la caisse est légère ; le préposé en chef de l’octroi, qui ne fait plus de perceptions, n’ont pris que quelques jours de congé. La solitude actuelle ne leur pèse que plus, après avoir vécu librement loin de la fournaise…

Le vaillant secrétaire général de la mairie, à cette heure tardive, a réintégré son "home", ou plutôt sa cave. Il en sortira, tout à l’heure au premier appel, pour nous accompagner dans notre promenade.

Le temps est superbe. La lune est pleine. Sa lumière discrète favorise notre excursion. Les rues sont désertes. La vie est souterraine. Elle se devine à la lumière vacillante, aperçue par quelque soupirail mal clos ou par de rares portes de caves timidement entrebâillés… Sur la chaussée, parfois obstruée par les moellons ou éventrée par des obus de différents calibres, le verre pilé provenant des fenêtres brisées, projette des myriades de reflets, comme autant de verres luisants. La nuit n’est troublée, en l’absence de bombes lancées sur la ville, que par le bruit devenu normal du canon, qui tonne par intermittences au-dessus de nos têtes, avant la grande offensive…

Notre cicérone distingue la nationalité : « c’est un coup boche ; voilà notre « 75 » qui répond », dit-il fréquemment… Puis il détaille, maison par maison, les dégâts commis, avec la date. Les monuments publics ont été particulièrement visés.

Après le quartier de l’hôtel de ville, où les vandales s’acharnent encore à renverser quelques pans de murs, impuissants à démolir complètement le beffroi, l’instinct dévastateur s’est porté surtout sur l’église Saint-Jean-Baptiste et le quartier de la cathédrale… L’immense nef de la basilique croulé [sic], malgré les murs épais et les énormes piliers qui soutenaient la voûte de l’édifice. Le portail occidental auquel on accède par une centaine de marches, se dresse encore majestueusement dans le ciel clair de cette nuit de septembre. C’est une ruine grandiose et véritablement imposante dont l’ombre voile les ruines accumulées au pied de l’édifice.

On a souvent discuté sur la nécessité de son dégagement par la disparition des constructions voisines. C’est chose faite… Les vandales ont réalisé ce tour de force par une expropriation sans enquête de commodo et incommodo. Tout est consumé. Tout a été détruit par l’incendie qui a duré plusieurs jours et où les obus ont rendu toute tentative de sauvetage impossible. Partout la ruine et la désolation, mais nulle trace de découragement chez les quelques-centaines d’Arrageois qui sont restés les gardiens vigilants du logis familial.

Au surplus, à une accalmie momentanée, succède bientôt une nouvelle activité dévastatrice. Ainsi s’évanouissent chaque jour les espérances de ceux qui comptaient retrouver intact le patrimoine ancestral. Mais ils restent confiants dans une offensive libératrice qui rendra possible une rentrée prochaine dans notre chère et vaillante cité, martyre indomptable dont notre pensée angoissée ne peut se détacher, vis-à-vis de laquelle la dette contractée a un caractère sacré ̶ ce dont nous prenons acte ̶ qui doit revivre et revivra, a dit M. Jonnart à l’ouverture de la session du Conseil général du Pas-de-Calais, dont il est le président.

Nous ajoutons qu’elle renaîtra de ses cendres avec ses droits et prérogatives. Tous les enfants d’Arras ont à cœur de faire jaillir une ville nouvelle au lieu et place de la moderne Pompéi…

La France du Nord, samedi 6 novembre 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 16/93.

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