Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’espoir de pouvoir relier les Îles britanniques à l’Europe est loin d’être moderne. Au XVIIIe siècle, l’engouement pour la conquête de l’air incite plusieurs scientifiques à s’efforcer de gagner l’Angleterre par les airs ; certains y parviennent avec succès, mais pour d’autres l’aventure se termine tragiquement (voir l’article La première traversée de la Manche).
Le premier projet, un peu fou, de tunnel sous-marin date quant à lui de 1802, au lendemain de la paix d’Amiens. Un ingénieur des mines, Albert Mathieu, le propose au Premier Consul. Bonaparte est séduit par son audace, mais la reprise des hostilités avec l’Angleterre un an plus tard enterre tout espoir de rapprochement.
Aimé Thomé de Gamond, le père du Tunnel
Cependant, l’idée n’est pas abandonnée, notamment dans les années 1830 qui voient apparaître d’importantes évolutions techniques. Pourtant, c’est en 1867 que la première tentative sérieuse est présentée à l’occasion de l’Exposition universelle.
Aimé Thomé de Gamond est ingénieur hydrographe, mais aussi docteur en droit comme en médecine et officier du génie. Cet éminent scientifique travaille depuis 1838 sur ce qui est devenu l’ambition de sa vie. Le plan qu’il détaille en 1867 est le premier qui repose sur une conception scientifique, relevés géologiques du détroit à l’appui (qu’il effectue lui-même en plongeant en apnée !).
Il obtient l’approbation de l’empereur Napoléon III et de la reine Victoria. Mais l’unanimité des monarques est loin d’être partagée par tous, notamment de l’autre côté de la Manche. Le premier ministre Palmerston y est farouchement opposé, soutenu par une grande majorité d’Anglais et par l’armée.
Certains conçoivent cependant de réels avantages à la concrétisation d’une telle initiative, comme le prouve une pétition signée par 170 notables anglais, aujourd’hui conservée aux archives départementales sous la cote S 869 (voir la pétition dans l'exposition Voyages, voyageurs).
Vers la réalisation
En 1868, à l’initiative de sir John Hawkshaw, est créé le premier comité franco-britannique pour l’étude d’un tunnel sous-marin. Présidé par lord Richard Grosvenor et Michel Chevalier, il parvient à séduire l’opinion anglaise et porte le projet – très abouti, puisqu’on a même envisagé le prix de transport des cercueils ! – devant une commission qui le déclare d’utilité publique après six ans d’étude.
Avant de rendre sa décision, celle-ci a ouvert une enquête dans le Pas-de-Calais, les 23 octobre 1873 et 20 janvier 1875, auprès des communes et des chambres de commerce. Cette étape doit permettre d’évaluer les impacts techniques sur les communes avoisinantes.
Suite à l’avis favorable de la commission, une Association française pour le chemin de fer sous-marin entre la France et l’Angleterre, financée par la Compagnie des chemins de fer du Nord et le baron de Rothschild, est fondée en France ; au Royaume-Uni, la Channel-Tunnel Company voit le jour en février 1872, composée des fleurons de l’ingénierie de l’époque : John Hawkshaw, Aimé Thomé de Gamond, Michel Chevalier, Frederik Beaumont (concepteur d’une machine perforatrice portant son nom).
Les Anglais disposent déjà d’une certaine expérience dans ce domaine puisque, dans les mines du Cumberland, exploitées depuis 1778, certains puits descendent à 574 pieds sous la mer (172,20 mètres) et certaines galeries ont été percées sous 18 mètres d’eau.
Une loi, votée le 2 août 1875, autorise l’Association à obtenir une concession de 99 ans à partir de la mise en exploitation de l’ouvrage.
Début du chantier
De 1875 à 1877, on effectue de nouveaux échantillons géologiques afin d’en vérifier la faisabilité. Malgré le zèle des ingénieurs, les travaux préparatoires avancent lentement. Plusieurs sondages sont réalisés afin de déterminer le meilleur emplacement des entrées du tunnel. Un nouvel entrepreneur s’intéresse au projet : sir Edward Watkin, président de la South Eastern Railway Company. Il obtient l’autorisation d’effectuer ses propres forages et entame à Shakespeare’s Cliff (à côté de Douvres) un puits de 49 mètres et une galerie de 1 800 mètres en 1882 – dont 1 400 mètres sous la mer.
En France, la progression est moins rapide à cause des infiltrations d’eau. Environ 156 mètres, seulement, ont été creusés à la force des bras. Mais l’arrivée de machines perforatrices permet de rattraper un peu du retard accumulé.
En 1882, personnalités et journalistes sont invités à visiter le chantier : les galeries britanniques sont parcourues par le premier ministre anglais Gladstone et le prince de Galles, tandis que, le 5 juillet, Ferdinand de Lesseps descend dans le puits ouvert à Sangatte.
Mort du projet
Pourtant, tout va s’arrêter brutalement. L’élite conservatrice britannique – incarnée par sir Garnet Wolseley et l’amiral Lord Dunsany – désapprouve publiquement le projet, arguant qu’une percée vers l’Europe attenterait gravement à la sécurité du royaume. Une violente campagne de presse pousse le gouvernement à ouvrir une enquête et à stopper les forages le 23 juillet 1882. La commission d’enquête, présidée par Lord Lansdowne, dépose son rapport le 10 juillet 1883. D’un point de vue commercial, elle approuve le chantier, mais reconnaît que, militairement, il constitue une menace.
Face à la pression, les travaux français ont été à leur tour suspendus le 18 mars 1883. Le tunnel est définitivement abandonné en avril 1884. C’est la mort – fort heureusement temporaire – d’un formidable projet transnational qui, s’il avait vu le jour à cette époque, aurait pu avoir une incidence sur le cours de l’Histoire. Car le maréchal Foch eut cette phrase célèbre au lendemain de la Première guerre mondiale : Si nous avions eu le Tunnel, la guerre aurait pu être évitée ou, tout au moins, elle aurait pu être abrégée de deux ans
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DERAM
Merci
Le 06 mai 2014 à 10h01