Je vous demande de maintenir l’activité des campagnes, de terminer les récoltes de l’année dernière, de préparer celles de l’année prochaine : vous ne pouvez pas rendre à la Patrie un plus grand service. […]
Debout, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie ! Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés ! […]
C’est en ces termes que René Viviani, président du Conseil des ministres, s’adresse aux civils non mobilisés le 6 août 1914. À cette date, personne n’imagine une guerre longue ; l’urgence est de pallier ponctuellement le départ des cultivateurs pour le front, avant leur retour l’année suivante. Hélas, cette conviction va rapidement s’étioler, laissant place à une situation agricole critique et source de préoccupation majeure pour le gouvernement pendant les quatre années de guerre.
Les réquisitions
Plusieurs facteurs contribuent à entraver l’activité agricole, déjà fragilisée par les destructions dues aux faits de guerre.
En premier lieu, les réquisitions de chevaux et de céréales, mesures inhérentes à l’état de guerre qui bouleversent l’économie. Les archives renferment de nombreux exemples de directives préfectorales invitant les sous-préfets à activer les battages et à faire livrer les céréales disponibles, au besoin en usant de perquisitions
(archives départementales du Pas-de-Calais, R 2138).
Chaque récolte fait l’objet d’une course contre la montre qui se traduit par une intensification des moyens de battage dans les zones proches de la ligne de feu. Car il ne faut pas que les combats ruinent les récoltes ou, pire encore, que ces dernières tombent aux mains de l’ennemi.
Pour essayer de couvrir les besoins considérables des militaires, les autorités procèdent à des enquêtes locales sur l’état des stocks, contrôlent étroitement la production à partir de 1915 et invitent "ceux qui restent" à remplacer les absents.
Pénurie de main d’œuvre
Toutes les catégories de civils sont sollicitées : les femmes, les réformés, les vieillards, les réfugiés, sans oublier les enfants et les adolescents, déjà sensibilisés au patriotisme et aux sacrifices civiques dans leur vie scolaire. En 1917, une circulaire du ministre de l’Instruction publique enjoint même aux recteurs d’organiser des "vacances à la ferme".
Dès 1914, le gouvernement fait venir des milliers de travailleurs étrangers et coloniaux ; une partie est assignée aux travaux des champs sous l’égide du Service de la main d’œuvre agricole.
Les premières permissions agricoles sont données aux soldats restés dans les dépôts et aux territoriaux stationnant à l’arrière.
Pourtant, ces efforts ne suffisent pas. En 1915, on met en place des équipes de prisonniers, nouvelle mesure qui se révèle insuffisante, leur surveillance mobilisant un trop grand effectif d’hommes.
C’est dans ce contexte qu’est adoptée le 17 juin 1915 la loi Dalbiez, ayant pour objet d'assurer la juste répartition et une meilleure utilisation des hommes mobilisés ou mobilisables. Environ 400 000 hommes sont retirés du front, affectés aux usines, aux mines ou encore aux récoltes.
Enfin, une décision du ministre de la Guerre du 1er septembre 1915 autorise les permissions agricoles de quinze jours (entre le 1er septembre et le 15 décembre), sous réserve de certaines conditions d’éligibilité. Comme les autres types de permission, ces dernières renforcent un sentiment d’inégalité dans les rangs des poilus, car leur acceptation dépend en grande partie du secteur d’affectation. En effet, seuls les soldats se trouvant en zone "calme" peuvent prétendre bénéficier de ce régime.
D’autres soldats, agriculteurs dans le civil, sont systématiquement réquisitionnés pour leurs compétences par le ministère de l’Agriculture ou expressément demandés par les maires de leurs communes d’origine.
Le 22 décembre 1915, sont créées les commissions départementales de la main-d’œuvre agricole. Le ministre de la Guerre délègue alors ses pouvoirs en matière agricole aux généraux des régions, assistés d'une commission départementale.
En 1917, face à l’épuisement des réserves céréalières et à la diminution alarmante du cheptel, le gouvernement multiplie les réformes pour accélérer les récoltes. Le 12 janvier 1917, une circulaire met à disposition les hommes des classes 1888 et 1889 comme main-d’œuvre agricole pouvant bénéficier d’un détachement. Ceux-ci sont rapidement rejoints par les classes 1890-1891, toujours sous réserve de certains critères d’éligibilité.
Échec des mesures
Tous ces efforts se révèlent finalement insuffisants pour gagner la bataille de la production, en dépit d’une exploitation des sols parfois dangereusement poussée.
Avant la guerre, le Pas-de-Calais était une région agricole fertile, dominée par la culture des céréales et des betteraves industrielles. Entre 1913 et 1915, la production totale du département a chuté de 30 %, soit un déficit de 1,6 million de quintaux.
Les réquisitions et le manque de main-d’œuvre en sont des raisons indéniables ; toutefois, il faut aussi souligner l’importance des combats dans notre département, qui amputent considérablement la surface des terres exploitables. À l’heure des comptes, plus de 26 409 hectares entrent dans la "zone rouge" (terres qui par leur état de dévastation entraînent des dépenses de remise en état plus élevées que la valeur du sol).
Les opérations de nettoyage, de nivellement du sol, puis de remise en culture, permettent de la réduire à 2 131 hectares en 1921, répartis sur 36 communes, et, finalement, à seulement 484 hectares (appartenant à cinq communes : Souchez, Givenchy-en-Gohelle, Thélus, Neuville-Saint-Vaast et Vimy)
Cette pénurie entraîne l’instauration de cartes de rationnement, les récoltes ne suffisant plus à nourrir la population en pain. En effet, la récolte de 1915 ne donne environ que 200 grammes de pommes de terre et 100 grammes de farine par jour et par habitant. Et cette maigre quantité va encore se réduire comme peau de chagrin les années suivantes.
Et après ?
Après l’armistice, la reconstitution agricole est au cœur de toutes les préoccupations. Un pays qui a faim ne peut se relever, ni l’économie se remettre en marche.
Plusieurs organismes du ministère des Régions libérées vont œuvrer en ce sens : Service des travaux de première urgence (STPU), Reconstitution foncière, organismes d’évaluation de dommages de guerre, etc.
Et alors qu’on prévoyait une renaissance longue et douloureuse face à l’ampleur de la tâche, cette reconstitution va finalement très rapidement aboutir puisqu’en 1921, la récolte de blé du Pas-de-Calais atteint son niveau de production d’avant-guerre (environ 2 700 000 quintaux). L’importance des moyens mis en œuvre et la modernisation des techniques et outillages n’y sont sans doute pas étrangers.