Début février 1916, L’Humanité publie une série d’articles sur les conditions de recrutement des travailleurs étrangers en Extrême-Orient. Le premier article paraît le 7 février sous le titre "Un gros problème. La main d’œuvre exotique" (le sous-titre précise "Ce qu’on en fait. Ce qu’on doit en faire").
Comme le souligne Marius Moutet, l’auteur de cet article, l’arrivée massive de travailleurs étrangers sur le sol français pose un certain nombre de questions logistiques et culturelles.
Manque de main-d’œuvre
Après le départ des soldats au front, la féminisation du personnel et l’emploi des prisonniers de guerre s’avèrent rapidement insuffisants pour alimenter les énormes besoins de la machine de guerre.
Afin de compenser ce manque de bras, la France et le Royaume-Uni font massivement appel aux travailleurs coloniaux et étrangers, principalement en Afrique du Nord (80 000 Algériens, 100 000 Égyptiens, 35 000 Marocains, 18 500 Tunisiens) et en Asie (21 000 Indiens, 49 000 Indochinois, 100 000 à 137 000 Chinois). Environ 5 500 Malgaches et 20 000 Sud-Africains viennent grossir leurs rangs.
Le cas des travailleurs chinois est particulier, car il relève des deux gouvernements français et anglais. Suite à un accord entre les autorités françaises et chinoises en mai 1916, 36 975 coolies de la région de Canton débarquent en France. De son côté, le gouvernement britannique recrute au sein du Chinese Labor Corps 93 000 à 100 000 travailleurs (les sources anglaises et chinoises ne donnent pas le même chiffre), essentiellement concentrés dans le Pas-de-Calais et la Somme.
Dureté des conditions de vie
Employés pour soutenir l’effort de guerre dans les zones d’arrière-front, ces travailleurs sont envoyés dans les usines ou les mines (la moitié travaille pour l’industrie de guerre), s’occupent des travaux agricoles (pour un tiers d’entre eux) comme de la réfection des routes, creusent ou réparent des tranchées, déchargent les marchandises dans les grands ports du littoral (Calais, Boulogne, Dunkerque), etc.
Si le rapatriement d’un grand nombre d’entre eux commence avant même l’annonce de l’armistice, on ne tarde pas à relancer leur immigration en 1919 en prévision de l’immense chantier de reconstruction et du nettoyage des champs de bataille de l’Artois et de Flandres (environ 80 000 hommes répartis en France et en Belgique).
Soumis à la loi militaire, ils sont regroupés dans des camps où les conditions de vie sont très dures. Le Nord et le Pas-de-Calais comptent 17 camps où vivent 96 000 hommes, principalement à Boulogne, Wimereux, Étaples, Calais et Dunkerque.
Entre crainte et curiosité
Les autorités tentent de minimiser les contacts avec la population, notamment avec les femmes françaises. Un arrêté militaire pris à Boulogne en 1918 interdit à la population toute relation familière avec les travailleurs indigènes, chinois, annamites, etc. En vertu de cet arrêté, une jeune Boulonnaise qui avait envoyé une carte à un travailleur chinois est poursuivie devant le tribunal de simple police de la ville. Elle est finalement acquittée (pour en savoir plus, voir l'article du Figaro : journal non politique du 21 juin 1918).
Mais en réalité, les rapprochements sont beaucoup moins nombreux que les actes de xénophobie subis au quotidien. Jusque-là, les rapports entre coloniaux et autochtones se limitaient aux expositions universelles et coloniales et ce, uniquement dans les grandes villes. On imagine la crainte mêlée de curiosité que provoque leur arrivée dans les campagnes reculées.
Choc des cultures et tensions
Ce choc des cultures, ajouté au travail difficile, au climat rigoureux, à l’enfermement, aux mauvais traitements et, en règle générale, à l’incompréhension mutuelle, font que ces travailleurs souffrent beaucoup de leur séjour dans nos contrées. La cohabitation se révèle difficile, surtout à partir de 1917 où se multiplient les marques d’hostilité émanant des civils, notamment dans l’Audomarois où se cristallisent les plaintes.
Les tensions s’accumulent au point que, le 19 septembre 1919, le préfet écrit au ministre des Régions libérées pour lui demander que le département soit délivré de cette main-d’œuvre qui "terrorise" la population
. Il détaille :
La population est terrorisée par les vols, les actes de brigandages, les crimes commis par des travailleurs. La situation est devenue absolument intolérable. Les habitants sont obligés de se barricader entre eux, ils ne peuvent se risquer dans leurs champs qu’en nombre et seront obligés de quitter leur commune si les Chinois pillards, voleurs et assassins n’en sont pas éloignés.
On trouve en effet dans les dossiers instruits par la cour d’assises du Pas-de-Calais (2 U 238-245) quelques affaires de rixes suivies d’un homicide, mais leur nombre reste très limité et elles semblent concerner des règlements de comptes communautaires.
Au lendemain de la reconstruction, quelques-uns décident de rester malgré tout en France. Une grande majorité d’entre eux regagnent leurs pays d’origine, mais d’autres, épuisés, s’éteignent.
Quinze cimetières du Pas-de-Calais totalisent 644 tombes chinoises.
Au cimetière de Pont-de-Briques se dresse toujours un monument en forme de pagode, sur lequel on peut lire : À la mémoire des travailleurs chinois enterrés dans ce cimetière, morts en service en France pendant la Grande Guerre. Ce monument a été érigé par leurs confrères. Décembre 1919
.
Les compagnies chinoises et la reconstruction dans le Pas-de-Calais : un exemple en 1919
Parmi d'autres, 4 250 travailleurs, dépendant de dix compagnies chinoises, ont sillonné le Pas-de-Calais en 1919, affectés au service des travaux de première urgence ou à des entrepreneurs pour le nivellement des sols :
- Janvier-février 1919 : Achiet-le-Petit, Boisleux-Saint-Marc, Corbehem, Rivière ;
- Mai 1919 : Allouagne, Auchy-les-Mines, Barlin, Billy-Montigny, Laventie, Loos-en-Gohelle, Robecq, Sallaumines, Vaudricourt, Verquigneul ;
- Juillet-août 1919 : Adinfer, Beaumetz, Berles, Bienvillers, Blairville, Ficheux, Foncquevillers, Hamelincourt, Ransart, Sapigny, Wailly ;
- Ainsi qu’un groupement de 230 travailleurs affecté à la Compagnie des mines de Marles à Lapugnoy.
La Grande Reconstruction. Reconstruire le Pas-de-Calais après la Grande Guerre. Catalogue de l’exposition présentée aux archives départementales du Pas-de-Calais du 9 novembre 2000 au 24 février 2001, Arras, 2000, pp. 47-48. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHD 1130.