Œuvre importante du sculpteur Auguste Rodin, les célèbres Bourgeois de Calais participent également au rayonnement international de la cité dentellière (douze répliques sont exposées dans le monde). Mais saviez-vous que ce projet a failli ne jamais voir le jour ?
Au cœur de tribulations et de querelles passionnées, sa conception a pris des décennies et son inauguration même a échappé de peu à l’incident diplomatique !
Bref rappel historique
L’épisode des bourgeois de Calais intervient durant la guerre de Cent Ans, qui oppose tout d’abord Édouard III d’Angleterre au roi de France Philippe VI.
Le 4 septembre 1346, Édouard est arrêté devant Calais et assiège la cité fortifiée durant de longs mois. Après une tentative d’intervention ratée de l’armée française, le gouverneur de Calais, Jean de Vienne, propose une reddition le 4 août 1347.
Édouard l’accepte, mais formule ses exigences en ces termes : que six bourgeois des plus notables de Calais, nu-pieds et nu-chef, en leur chemise seulement et la corde au cou, m’apportent ici les clefs de la ville et du château. Je ferai d’eux ma volonté et accorderai grâce au restant des hommes de la ville
, comme le relatent divers chroniqueurs, Jean Froissart en premier lieu dans ses Chroniques de France.
Six hommes se dévouent alors pour leur cité et se rendent au monarque : Eustache de Saint-Pierre, Jean d’Aire, Jacques de Wissant, Pierre de Wissant, Jean de Fiennes et Andrieus d’Andres.
La légende veut que l’épouse d’Édouard, Philippa de Hainaut, intercède en leur faveur et obtienne leur grâce.
Le dévouement des bourgeois dans les arts
La conduite héroïque des bourgeois devient dès lors un modèle d’altruisme et d’abnégation célébré à maintes reprises dans les arts.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’histoire, la littérature, le théâtre et la peinture s’emparent du thème et le déclinent sous diverses formes. Citons simplement la tragédie de Pierre-Laurent de Belloy, Le siège de Calais, première œuvre à faire connaître cet épisode historique au grand public, bien qu’elle soit suivie d’un vaudeville, d’un mélodrame, de deux ballets, d’un drame en vers, d’opérettes, etc.
Il faut néanmoins attendre le XIXe siècle pour que la sculpture s’intéresse au sujet.
Le 17 septembre 1819, le ministre de l’Intérieur Jean-Joseph Dessolles répond favorablement à la demande d’Antoine Bénard, maire de Calais, d’élever un buste en l’honneur d’Eustache de Saint-Pierre. Le projet est confié au sculpteur Eugène Cortot et inauguré en grande pompe le 25 août 1820 sur le balcon de l’hôtel de ville de la place d’Armes.
Vers le monument
En 1839, le sujet est remis au goût du jour avec la publication d’un mémoire faisant quelque bruit [ note 1].
Le 27 mars 1845, la société d’agriculture, des lettres et des arts de Calais informe le maire de la constitution en son sein d’une "commission de souscription pour l’érection d’une statue à Eustache de Saint-Pierre". Ce projet s’inscrit dans la conception de l’art monumental de l’époque qui encourage les projets à caractère didactique destinés aux lieux publics.
Hélas, trois projets successifs sont sans cesse repoussés faute de financement suffisant et la guerre de 1870 semble enterrer définitivement toute tentative de relance.
Reprise du projet
Pourtant, la volonté d’un homme va mener à son aboutissement. Il s’agit d’Omer Dewavrin, maire de Calais de 1882 à 1885 et de 1892 à 1896.
Le 26 septembre 1884, il soumet au conseil municipal le lancement d’une souscription nationale pour la reprise du projet, proposition acceptée à l’unanimité.
Cette relance intervient au moment où Calais concrétise deux processus de restructuration urbaine : l’arasement des anciennes fortifications qui enserrent son centre historique, et la fusion administrative avec sa voisine Saint-Pierre, riche par son tulle et sa dentelle. L’intégration d’un monument à la gloire de l’histoire calaisienne dans cette rénovation résolument moderniste permet l’équilibre entre le passé et l’avenir de la cité.
Le sculpteur Rodin est pressenti sur les recommandations de P.A. Isaac, représentant du comité d’initiative fondé en faveur du monument. Dewavrin rencontre l’artiste et cette entrevue marque le début d’une coopération qui va durer dix ans.
Une aventure de dix ans
Le montant global du projet est évalué à 30 000 francs que la municipalité tente tout d’abord de financer par une souscription nationale, lancée fin 1884 par le comité chargé de suivre le projet. Plusieurs campagnes de recettes sont organisées jusqu’en 1894, mais l’insuffisance des gains récoltés ne permet pas de réunir la somme requise. D’autant plus que la banque Sagot, où les fonds et souscriptions ont été déposés, fait faillite en 1886, ce qui ralentit encore davantage le projet.
Une loterie en faveur de l’œuvre est donc organisée le 16 décembre 1895 et semble avoir rencontré davantage de succès.
Néanmoins, l’avancement de la commande va connaître d’autres obstacles puisque ces dix années sont aussi entachées par les profonds désaccords qui séparent Rodin et le comité exécutif. Entre autres raisons, les principaux sujets de discorde concernent l’emplacement du monument et la nature du socle. D’âpres négociations s’engagent entre les deux parties ; Rodin défend sa vision artistique, un peu trop moderne pour le comité qui pencherait vers davantage d’académisme.
Finalement, chaque camp formule certaines concessions et le modèle complet en plâtre de l’œuvre est présenté à l’exposition "Monet-Rodin" de la galerie Georges Petit à Paris au printemps 1889, avant d’être moulé en bronze dans la fonderie Leblanc-Barbedienne.
Le 24 mai 1895, les Bourgeois de Calais entrent enfin dans leur mère-patrie. Ils sont installés (jusqu’en 1924) sur un terre-plein situé devant le jardin Richelieu, sur un socle conçu par l’architecte Ernest Decroix. Les festivités autour de l’inauguration du monument peuvent commencer.
Un incident diplomatique
Mais… tout ne va pas se dérouler comme prévu ! Sur le document que nous mettons à l’honneur aujourd’hui, à savoir l’affiche illustrée ci-dessous présentant les "grandes fêtes", on remarque que les ministres de l’Intérieur et de l’Instruction publique sont annoncés inaugurer le monument. Or Georges Leygues et Raymond Poincaré vont finalement être empêchés et ne se rendront pas à Calais à la date susdite.
On propose en compensation Roger Marx, inspecteur général des musées départementaux au ministère des Beaux-arts. Le préfet du Pas-de-Calais reçoit alors le télégramme codé suivant :
[…] décision ministre cause effet déplorable parmi population. Maire se considèrerait atteint. D’autre part président chambre de commerce et président du tribunal de commerce ont déclaré refuser au cas non venue ministre de prendre part à fêtes […].
Le dossier M 968 relatif à l’inauguration du monument comprend différentes pièces retraçant cet incident. Au dernier moment, la venue d’Émile Chautemps, ministre des colonies et d’Outre-mer, apaise les tensions et sauve les festivités.
L’épilogue de cette histoire est heureux, puisque c’est sous un soleil radieux – et sans autre accroc – que se déroulent finalement les fêtes d’inauguration des Bourgeois de Calais les 1er, 2 et 3 juin 1895.
Les fêtes d’inauguration
Avec un confortable budget de 25 000 francs, la commune propose de multiples réjouissances pour animer cette "manifestation patriotique" qui doit célébrer le souvenir d’une des plus belles pages de notre histoire nationale
(selon les mots d’Omer Dewavrin).
Samedi 1er juin 1895
Paul Foucard (bâtonnier de l’ordre des avocats et président de la société d’agriculture de Valenciennes) lance les festivités avec une conférence intitulée "Eustache de Saint-Pierre et le blocus de Calais, de 1346 à 1347", suivie d’une retraite aux flambeaux accompagnée de musique militaire et d’un défilé.
Dimanche 2 juin 1895
Le lendemain, la journée débute par un concours international de gymnastique qui regroupe plus de 1 200 candidats. Une exposition de peinture ouvre ses portes rue Royale, suivie d’une course cycliste ralliant Lille à Calais, puis d’un défilé de toutes les sociétés sportives et musicales présentes durant les trois jours. Divers concerts sont donnés en ville, ainsi qu’une représentation gratuite de l’opérette Les bourgeois de Calais d’André Messager. Enfin, la journée se termine sur une grande fête de nuit au jardin Richelieu et un bal au Minck.
Lundi 3 juin 1895
Lundi 3 juin a enfin lieu la cérémonie d’inauguration, qui rassemble environ 20 000 personnes. La découverte du monument est saluée par l’envol d’un aérostat "Ville de Calais". Les invités sont ensuite conviés à un banquet à l’hôtel de ville, où la cantatrice Éléonore Blanc interprète un "Hymne aux bourgeois de Calais". Enfin, un grand feu d’artifice clôt avec majesté ces journées riches en événements.
Le livre d’or des commémorations conclut sur ce bilan :
La ville a consacré une grande date et cette journée du 3 juin laissera, dans le cœur de tous les bons citoyens, une impression profonde de confiance et un impérissable souvenir. Eustache de Saint-Pierre et ses cinq compagnons avaient bien mérité de Calais. Notre ville s’est glorifiée en s’en souvenant et en fêtant des héros du vieux patriotisme local qui a été la meilleure source du patriotisme national d’aujourd’hui.
Depuis, et bien que son emplacement ait été changé à deux reprises, le monument veille toujours sur la vieille cité et ses habitants, devenu aujourd’hui un symbole connu dans le monde entier.
Notes
[ note 1] Auguste Lebeau, "Dissertation sur le dévouement d’Eustache de Saint-Pierre et de ses compagnons, au siège de Calais, en 1347", Mémoires de la société d’agriculture, du commerce, sciences et arts de Calais, années 1839-1840