En 2001, les archives départementales se sont portées acquéreurs d’un album commémorant une grande fête historique donnée à Saint-Omer les 22 et 23 juin 1840. Ce très beau manuscrit de 108 pages, presque intégralement figuratif, s’articule en plusieurs parties : on trouve tout d’abord un fac-simile de la charte de Guillaume Cliton donnée aux habitants de la ville de Saint-Omer en 1127 et une planche de trois dessins, respectivement une monnaie de Guillaume Cliton et deux médailles, l’une projetée pour la fête historique et la seconde jetée en souvenir de la fête par les quatre hérauts d'armes du prince ; s’ensuivent 87 dessins aquarellés, représentant en pied les costumes des différents personnages composant le cortège, quelques dessins de mobilier et les armoiries des principaux seigneurs. L’album se termine par une partition de piano et de chant, intitulée "Stances en l'honneur de Guillaume Cliton, comte de Flandre. Musique de Mr Omer Pley".
L’auteur de ce document, un amateur, Jean-Baptiste Peuple, s’est inspiré des dessins d’Alexandre Lebour, peintre, graveur et professeur de dessin à Saint-Omer, qui expose ses œuvres aux Salons parisiens de 1833 à 1848 et a pris en charge la conception artistique de la fête de 1840, en particulier des costumes et des bannières (les chars et baldaquins, ainsi que la direction des travaux de confection, étant l’œuvre du professeur de l’école de dessin, Hippolyte Cuvelier, 1803-1876). La musique est l’œuvre d’Omer Pley (1803-1897).
L’intégralité du volume, coté 3 Fi 626, est consultable sous forme numérisée en cliquant ici.
Mais qui est Guillaume Cliton ?
Guillaume de Normandie, surnommé Cliton, naît en 1101. Petit-fils de Guillaume le Conquérant, roi d’Angleterre et de Normandie, la couronne royale lui revient de droit. Mais son oncle Henri ourdit un complot pour s’en emparer et contraint le jeune Guillaume à l’exil.
Quelques années plus tard, il s’allie au roi de France Louis VI, dit le Gros (1108-1137), pour renverser Henri Ier et tenter de recouvrer son royaume. L’action se solde par un échec lors de la bataille de Brenneville le 20 août 1119.
En 1126, il épouse Jeanne de Montferrat, sœur utérine de la reine Adélaïde, ce qui l’aide à obtenir le comté de Flandre le 23 mars 1127, alors même que Baudouin IV de Hainaut semble un prétendant plus légitime à ce titre. Qu’importe, Louis VI tranche en sa faveur et le nouveau comte de Flandre entreprend un périple dans ses terres, afin de se faire reconnaître. Après Bruges, Lille, Béthune et Thérouanne, il arrive le 14 avril 1127 à Saint-Omer où la cité lui réserve un accueil royal. Il remet une charte aux habitants (celle-là même reproduite dans l’album de la fête de 1840), confirmant les immunités et franchises dont ils bénéficiaient jusque-là (cette charte est aujourd’hui conservée aux archives municipales de Saint-Omer sous la cote AB XIII-1).
Après deux jours de festivités ponctuées de tournois et de banquets, Guillaume poursuit sa route vers Ypres.
Pourtant, les relations avec les habitants de son comté vont rapidement se dégrader et, très vite, Saint-Omer, Gand, Bruges et d’autres villes s’insurgent contre la fiscalité trop lourde mise en place par leur seigneur. Au printemps 1128, le comté est à feu et à sang. Les chefs de la noblesse députent Thierry d’Alsace pour les représenter et les deux armées ne tardent pas à s’affronter, notamment le 21 juin près d’Axpoole, non loin de Bruges. Le 29 juillet, Guillaume Cliton meurt des suites d’une blessure. Thierry d’Alsace hérite du comté, tandis que le corps du prince est inhumé à l’abbaye Saint-Bertin, dont l’église sera détruite en 1799.
La grande fête historique de 1840 et celles qui ont suivi
Longtemps oubliée, la vie de Guillaume Cliton bénéficie du regain d’intérêt pour la période médiévale qui voit le jour dans le second quart du XIXe siècle. Cette mode venue d’Angleterre s’inscrit durablement dans les courants de pensée de l’époque et s’applique dans plusieurs domaines, tels que l’art et l’architecture (naissance du style "troubadour") ou encore la littérature (premières éditions du ménestrel arrageois Adam de La Halle en 1822).
La redécouverte du Moyen Âge inspire également les organisateurs de kermesses, qui voient à travers la relecture de leur histoire communale un prétexte de glorification du passé de leur cité, facteur de cohésion sociale. Notre région a d’ailleurs été particulièrement prolifique en termes de fêtes historiques : entre 1825 et 1865, une vingtaine de villes du Nord de la France en organisent, de manière ponctuelle ou régulière. Valenciennes est la première, avec sa fête des Incas en 1825, bientôt suivie de Lille, de Cambrai en 1833, de Douai en 1839 (à la gloire du duc de Bourgogne Philippe le Bon), mais aussi Arras en 1841 (joyeuse entrée de Charles le Téméraire), etc.
À Saint-Omer, le maire Bonnard approuve le 26 juin 1839 le projet de création d’une société de bienfaisance en faveur des pauvres, dont les membres délégués provisoires sont MM. Eudes (juge d’instruction, vice-président de la Société des Antiquaires de la Morinie), Lebour et Pley (qui interprètent en outre les personnages du second mayeur, Jean de Sainte-Aldegonde, et du châtelain de Gand). Le but est de lever des fonds pour l’édification d’une maison de refuge, grâce aux recettes des cotisations et à la création d’une grande fête historique.
Afin de justifier le choix de Guillaume Cliton (dont l’histoire se termine mal, souvenez-vous), la nouvelle société affirme :Cette fête n’a pas pour but l’apothéose du prince qui doit y figurer comme personnage principal, mais bien la commémoration de l’événement le plus important de l’histoire de la bourgeoisie de Saint-Omer. […] Cette fête n’est donc pas seigneuriale, mais elle est, au contraire, toute communale.
C’est ainsi que la société de bienfaisance de Saint-Omer organise les 22 et 23 juin 1840 la "première fête historique de Saint-Omer". Durant deux jours, les réjouissances se succèdent ; une grande parade est organisée le 23 juin avec 560 figurants et 120 chevaux, reconstituant l’entrée de Guillaume Cliton et de sa cour dans Saint-Omer le 14 avril 1127.
À l’heure des comptes, le bilan est plutôt positif : 30 000 spectateurs auraient assisté à cette reconstitution qui a dynamisé l’économie locale. La véracité historique des costumes a été saluée, mais des anachronismes ont été relevés par les journalistes et historiens locaux, concernant la personnalité même de Cliton ("un usurpateur", selon le Journal de Calais du 2 juillet 1840) ou la présence de certains personnages, en conflit avec ce dernier (le comte de Boulogne) voire peut-être déjà décédés. Le bilan financier est, quant à lui, plus mitigé ; la fête a coûté 20 000 francs et la moitié de cette somme manque toujours début septembre 1840 : la construction du refuge est compromise.
Cela n’empêchera pas la société de bienfaisance de Saint-Omer d’organiser d’autres fêtes par la suite, sur un rythme annuel autant que possible et, au moins jusqu’en 1865, elles mettront toutes en scène l’entrée solennelle de Guillaume Cliton. Un souvenir nous reste de celle donnée en 1846 : une toile aujourd’hui exposée au musée de l’hôtel Sandelin à Saint-Omer, signée Jacques-Auguste Regnier (1787-1860, chantre du style troubadour) et intitulée "La fête de 1846 : l’entrée de Guillaume Cliton comte de Flandre dans la ville de Saint-Omer". La bibliothèque d’agglomération de Saint-Omer conserve un second recueil de costumes : il s’agit d’une "série de dessins exécutés par M. Lebour pour la fête de 1865" composée de 104 planches et de 26 blasons. Cet ouvrage est consultable sous la cote Ms 1105.