Raid allemand dans le détroit
Le 26 octobre, vers neuf heures du soir, par temps clair, un groupe de dix grands destroyers allemands, avec 900 hommes d’équipage, sous le commandement du commodore Michelsen, sort de Zeebrugge, où il s’abritait depuis quarante-huit heures, et à grande allure franchit les barrages du détroit.
Quel était son objectif ? Le bombardement de Boulogne ou de Folkestone ? On ne le sut jamais au juste.
L’escadrille commença par rencontrer et couler le paquebot La Queen [ note 3], qui venait de quitter Boulogne allant sur l’est à Folkestone. Un groupe de destroyers anglais survint presqu’aussitôt. Le combat fut bref ; les Allemands firent demi-tour après avoir coulé les destroyers anglais Flirt et Nubian [ note 4] et mis deux autres hors de combat en même temps qu’ils détruisaient au passage six patrouilleurs anglais.
Sur le chemin du retour, six destroyers allemands rencontrèrent à quelques milles du Gris-Nez deux patrouilleurs de Boulogne, le Montaigne, armateur Louis Papin, et l’Albatros.
Les deux chalutiers patrouillaient bravement de conserve à deux ou trois cents mètres par le travers l’un de l’autre. Ils avaient aperçu dès vingt et une heures quarante-cinq, dans la direction de Douvres, des lueurs et des éclatements de fusées. À vingt-deux heures trente, des faisceaux de projections et des éclatements d’obus semblent se rapprocher et les braves petits équipages, n’ayant pour attaquer et se défendre que deux modestes canons de 37 m/m, veillent plus attentivement que jamais.
Le Montaigne
À minuit quinze, dit un rapport officiel, cinq destroyers ennemis passent en trombe à tribord et à bâbord du Montaigne, commandé par l’enseigne de vaisseau Barthes, et avec une rapidité foudroyante, lâchent de terribles bordées qui s’abattent sur le chalutier canonné à bout portant. Avant que le Montaigne puisse riposter, un obus projette son unique canon à la mer et les trois hommes de l’armement, un autre obus détruit la cabine de T.S.F. et cause une forte voie d’eau, un autre encore occasionne un commencement d’incendie.
En quelques secondes, le capitaine est tué sur la passerelle, un matelot a la tête emportée, un autre a une jambe enlevée, morts et mourants gisent sur le pont. Le maître de manœuvre Le Fur prend alors le commandement et, pendant que les destroyers s’éloignent enfin, on repêche le quartier-maître Bourgain, que l’explosion d’un obus avait projeté à l’eau.
Le navire ne gouverne plus. Les survivants éteignent l’incendie et essaient d’aveugler la voie d’eau ; vains efforts, l’eau gagne de plus en plus. À deux heures du matin, sous un ciel devenu obscur et une mer houleuse, les embarcations sont mises à l’eau et on y embarque avec cinq blessés. Faute de place, les morts sont abandonnés.
Trente minutes s’écoulent encore, l’eau atteint la passerelle où git le commandant. Les lames déferlent maintenant par-dessus bord ; lentement le Montaigne se couche, puis glisse sous les flots, emportant les cinq marins morts avec lui. Les survivants furent recueillis à l’aube par les arraisonneurs Madeleine et Élisabeth.
L’Albatros
Moins de deux minutes après que la première salve de coups de canon eut frappé à mort le Montaigne, l’Albatros, commandé par le premier maître Hamon, se trouvait dans le sillage des destroyers allemands, continuant leur course à toute allure vers Zeebrugge.
Aussitôt le petit patrouilleur, dansant sur les flots comme un bouchon, ouvrit crânement le feu, avec son unique canon de 37 m/m, sur ces croiseurs formidablement armés, passant à moins de deux cents mètres de son étrave.
À peine eut-il le temps de tirer quatre obus, qu’une rafale formidable d’acier s’abattait sur lui, tuant les trois hommes de la pièce. Une seconde salve effroyable détruit le poste électrique et cause des voies d’eau ; il y a encore des tués et des blessés.
Le pont n’est plus qu’un amas de ferrailles. Déjà les destroyers ennemis sont loin.
Au petit jour, les machines pouvaient enfin être remises en marche. Lentement, l’Albatros regagna Boulogne, où morts et blessés furent débarqués au milieu de l’émotion générale de tous les assistants et conduits en ambulance-automobile à l’hôpital Saint-Louis.
Le bruit courut que deux destroyers allemands avaient sauté sur des mines et que deux autres avaient été gravement avariés par le tir des navires anglais. On ne sut jamais exactement la vérité.
Autres naufrages
La Queen, coulée d’une façon si imprévue, était le premier paquebot à turbines mis en service par le South Eastern and C.R. entre Boulogne et Folkestone. Les Boulonnais se souviennent que son premier voyage, en 1904, fut l’occasion des fêtes qui préludèrent à l’Entente cordiale.
Le lendemain de cette nuit tragique, par une mer horriblement démontée, un autre chalutier, le Blanc-Nez, armateurs Bouclet et Cie, qui montait la garde près de la Bassure de Baas, sautait à sept heures quarante du soir. Le patrouilleur avait-il heurté une mine, ou fut-il victime d’une des grenades contre sous-marin qu’il portait ?
Les dix-sept hommes de l’équipage qui périrent avec le navire emportèrent le secret de l’accident. Neuf hommes seulement parvinrent jusqu’à la côte. Par eux l’on apprit que l’explosion s’était produite à l’arrière du Blanc-Nez, alors qu’il se trouvait par le travers d’Ambleteuse.
Le commandant, enseigne de vaisseau La Porte, fit lancer des fusées qui furent aperçues par les artilleurs du fort de la Crèche, mais moins de dix minutes après, le chalutier, disloqué, sombrait sous des vagues énormes.
L’enseigne de vaisseau La Porte avait refusé de s’embarquer avec l’équipage pour ne pas surcharger la frêle embarcation ; il mourut seul, héroïquement, à son poste. Il n’avait que vingt-deux ans. La mer rendit son corps au bout d’une semaine.
Funérailles
Quatre jours après, le 31 octobre, dans la chapelle de l’hôpital Saint-Louis, eurent lieu les funérailles de sept des marins tués à bord de l’Albatros, du Montaigne et du Blanc-Nez.
Un piquet de soldats français et anglais rendait les honneurs. Toutes les notabilités civiles et militaires anglaises et françaises y assistaient. Mgr Lobbedez prononça une allocution et donna l’absoute. Au cimetière de l’Est de nouveaux discours furent prononcés par les autorités militaires.
Le 3 novembre, les funérailles de l’enseigne de vaisseau La Porte eurent lieu devant la même assistance, en présence de son père l’amiral La Porte, et de son cousin M. Henri Delcourt. La crois de guerre était épinglée sur le drap mortuaire du jeune officier.
Le Montaigne fut cité à l’ordre du jour de l’armée navale avec son commandant, l’enseigne de vaisseau Barthes. En même temps, le maître de manœuvre Le Fur, et les marins boulonnais Jules Lépine, Jean Bourgain et Victor Leprêtre recevaient la croix de guerre.