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Éditorial anti-allemand

Le 18 juillet 1914, Le Mémorial artésien reprend l’article d’un publiciste et historien de la Bretagne, René Grougé, rédacteur de l’hebdomadaire républicain Les Nouvelles rennaises et collaborateur du Monde pittoresque. Il témoigne des débats s’étendant en France bien au-delà des milieux nationalistes, face au déséquilibre démographique, mais aussi économique, dont bénéficierait la féconde Allemagne.

L’installation, dès les années 1820-1848, de populations allemandes en France, et singulièrement à Paris, a de fait constitué la première immigration économique de masse qu’a connue le pays. La situation n’est plus la même au début du XXe siècle : sur les 1 160 000 immigrés (2,9 % de la population française), les Italiens, les Belges, les Espagnols et les Polonais sont alors bien plus nombreux. Le poids des grandes entreprises étrangères est une autre préoccupation parallèle du ministère de l’Intérieur, qui lance, le 14 décembre 1912, une enquête sur les principales d’entre elles et sur les menaces qu’elles pourraient représenter pour la défense nationale.

La réponse du préfet du Pas-de-Calais, le 5 février 1913, se veut rassurante : il n’y a aucune inquiétude à avoir, y compris pour ce qui concerne l’état d’esprit de leurs dirigeants comme de leurs ouvriers, allant jusqu’à affirmer qu’il y aurait intérêt, en cas de mobilisation, à ce que la population minière d’origine étrangère aidât à l’extraction de la houille pour les besoins de la nation .

Il est vrai que l’essentiel des entreprises étrangères industrielles, commerciales ou agricoles du département sont d’origine belge ou britannique ; comme propriétés de sociétés allemandes, le préfet cite seulement les succursales boulonnaises de deux compagnies de navigation ainsi qu’une fabrique de carton bitumé à Anvin ; et il ne dénombre que 179 Autrichiens et 134 Allemands parmi les 5 930 étrangers employés dans les mines, sur un total de 97 187 ouvriers.

Cette faible présence dans le Pas-de-Calais se confirme d’ailleurs dans les statistiques démographiques du 1er semestre 1914 : sur 57 792 étrangers (dont 49 831 Belges), 1 482 sont des Allemands et 1 070 des Austro-Hongrois, installés pour l’essentiel dans l’arrondissement de Béthune (respectivement 887 et 830). Sachant qu’en font partie les Alsaciens-Lorrains ou Polonais dépendant des deux Empires.

Les Allemands en France

L’invasion allemande en France s’opère depuis quelques années d’après une méthode nouvelle écartant les risques de l’inconstante fortune militaire, mais ne devant pas moins aboutir à un terrible réveil pour les Français, le jour qu’ils s’apercevront que l’ennemi a pénétré chez eux par toutes les voies économiques et qu’il tient d’inexpugnables situations territoriales ou financières.

Nous allons citer à cet égard une documentation probante. Auparavant, que l’on nous permette de recommander à toute personne désirant se créer une opinion rapide de parcourir les quartiers du grand commerce parisien en interrogeant les enseignes, ou, tout bonnement, si elle est éloignée de Paris, de plonger les yeux dans le Bottin.

Des rues entières deviennent allemandes : la rue de Richelieu, la rue Bergère, le boulevard Montmartre, la rue de Paradis, la rue de Turenne, entre autres. C’est sans détour que des noms banaux, et que l’on peut par conséquent citer, comme Bauer, Schulz, Schmidt, Muller, Franz, Fritz, Fischer, Stockmann, Keller, etc., etc., se font suivre, innombrables, de la mention "de Berlin", "de Francfort", "de Munich", embrassant les professions les plus diverses, notamment les tailleurs, les hôtels, les libraires, les bijoutiers, les négociants en fournitures pour modes, les banquiers.

Dans le quartier dit "des commissionnaires", c’est-à-dire des maisons s’occupant d’exportation, et qui tient une partie importante du 9e et du 10e arrondissements avec la rue du Faubourg-Poissonnière comme axe, l’invasion est plus complète encore.

Les vastes immeubles commerciaux où logent quelquefois jusqu’à quatre-vingt locataires qui y ont leurs magasins ou leurs bureaux, présentent principalement sur leurs plaques de marbre extérieures des raisons sociales à désinence germanique. Ici, l’Allemagne règne déjà en maîtresse. C’est de ce quartier général qu’elle opère, bien moins pour acheter les produits français en vue de les revendre outre-Vosges que pour y puiser des renseignements afin de faire copier ces mêmes produits par les contrefacteurs saxons ou bavarois.

Tandis que cette pénétration s’étend par en haut, les meilleurs efforts sont pratiqués pour envahir le bas au moyen du collationnement des emplois vacants. Au 8 de la Cité Rougemont existe une Association hambourgeoise d’employés de commerce placée sous le patronage de M. Von Jecklin, consul d’Allemagne, et qui inonde le commerce parisien de sollicitations en faveur de ses membres. Cette association a maintenant des sections à Marseille, à Bordeaux, à Lille et à Saint-Étienne : elle part à la conquête de notre grosse industrie nationale en lui fournissant des "volontaires" ou fils de négociants allemands acceptant de travailler moyennant rémunération infime. C’est encore une des formes de l’invasion.

Paris est la proie préférée. Les derniers dénombrements fixent le nombre des sujets allemands dans la Ville-Lumière à 140 000 y compris les Belges allemands et les Suisses allemands, inscrits comme tels à la préfecture.

Cependant, il ne faut pas croire que ce terrain d’élection soit exclusif. Une statistique un peu plus ancienne que celle à laquelle nous venons d’emprunter le nombre touchant Paris nous donne dans l’ordre les départements suivants comme étant les plus touchés : la Meurthe-et-Moselle avec 18 000, les Vosges avec 5 900, le Territoire de Belfort avec 5 100, les Alpes-Maritimes avec 4 500, la Marne avec 2 000, la Seine-et-Oise avec 2 000, la Meuse avec 1 700, le Rhône avec 1 500, le Nord avec 1 500, le Doubs avec 1 400, la Haute-Saône avec 1 100, l’Aube avec 950, les Bouches-du-Rhône avec 900, la Seine-Inférieure avec 800.

La tendance en diminution est générale, sauf dans les Alpes-Maritimes, la Marne, la Seine-et-Oise et le Nord. Cela correspond avec l’accroissement énorme constaté à Paris vers lequel se dirigent par conséquent tous les échoués de l’invasion.

Après le commerce, les mines paraissent tenter spécialement en ce moment-ci les convoitises allemandes. On cite un richissime industriel, du nom de Thyssen, déjà propriétaire de la concession de Batilly, près de Pargny-sur-Moselle (à la frontière même, par conséquent) et qui, ayant des intérêts principaux dans les Hauts-Fourneaux de Caen, les Mines de Sousmont, les Mines et Carrières de Flaminville, la Société minière et métallurgique du Calvados, vient encore d’acheter de vastes terrains en Bretagne.

[…]

Bien réellement, nous assistons à l’infiltration générale d’un élément étranger contre qui nous avons les meilleures raisons de nous tenir en défiance.

Il n’est point dans notre dessein de conclure. Nous nous bornons à pousser un cri d’alarme en effectuant une dernière remarque : celle qu’au déficit de naissances constaté officiellement en France correspond un effort de plus persévérant de notre ennemi pour nous subjuguer.

À ce compte-là, nous perdons chaque année deux batailles sans nous battre et sauf réaction énergique de la race, nous pouvons d’ores et déjà calculer le terme où, par l’évolution naturelle des lois économiques, nous serons devenus allemands.
Est-ce bien cela que nous voulons ?

[signé] René Grougé

Le Mémorial artésien. Journal républicain quotidien. Politique, littéraire et agricole, 18 juillet 1914.

Huit ans à peine avant la guerre, lors de la catastrophe minière de Courrières, l’aide des sauveteurs allemands, équipés d’appareils respiratoires, a été célébrée par toute la presse – au point d’inspirer l’espoir de réconciliation des peuples français et allemand qui animera La tragédie de la mine (Kameradschaft) de Georg Wilhelm Pabst, en 1931.

Carte postale noir et blanc montrant des hommes portant des caisses sur un quai de gare.

Catastrophe de Courrières. Arrivée des sauveteurs allemands, carte postale, 1906. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Fi 250/035.