Les Allemands en France
L’invasion allemande en France s’opère depuis quelques années d’après une méthode nouvelle écartant les risques de l’inconstante fortune militaire, mais ne devant pas moins aboutir à un terrible réveil pour les Français, le jour qu’ils s’apercevront que l’ennemi a pénétré chez eux par toutes les voies économiques et qu’il tient d’inexpugnables situations territoriales ou financières.
Nous allons citer à cet égard une documentation probante. Auparavant, que l’on nous permette de recommander à toute personne désirant se créer une opinion rapide de parcourir les quartiers du grand commerce parisien en interrogeant les enseignes, ou, tout bonnement, si elle est éloignée de Paris, de plonger les yeux dans le Bottin.
Des rues entières deviennent allemandes : la rue de Richelieu, la rue Bergère, le boulevard Montmartre, la rue de Paradis, la rue de Turenne, entre autres. C’est sans détour que des noms banaux, et que l’on peut par conséquent citer, comme Bauer, Schulz, Schmidt, Muller, Franz, Fritz, Fischer, Stockmann, Keller, etc., etc., se font suivre, innombrables, de la mention "de Berlin", "de Francfort", "de Munich", embrassant les professions les plus diverses, notamment les tailleurs, les hôtels, les libraires, les bijoutiers, les négociants en fournitures pour modes, les banquiers.
Dans le quartier dit "des commissionnaires", c’est-à-dire des maisons s’occupant d’exportation, et qui tient une partie importante du 9e et du 10e arrondissements avec la rue du Faubourg-Poissonnière comme axe, l’invasion est plus complète encore.
Les vastes immeubles commerciaux où logent quelquefois jusqu’à quatre-vingt locataires qui y ont leurs magasins ou leurs bureaux, présentent principalement sur leurs plaques de marbre extérieures des raisons sociales à désinence germanique. Ici, l’Allemagne règne déjà en maîtresse. C’est de ce quartier général qu’elle opère, bien moins pour acheter les produits français en vue de les revendre outre-Vosges que pour y puiser des renseignements afin de faire copier ces mêmes produits par les contrefacteurs saxons ou bavarois.
Tandis que cette pénétration s’étend par en haut, les meilleurs efforts sont pratiqués pour envahir le bas au moyen du collationnement des emplois vacants. Au 8 de la Cité Rougemont existe une Association hambourgeoise d’employés de commerce placée sous le patronage de M. Von Jecklin, consul d’Allemagne, et qui inonde le commerce parisien de sollicitations en faveur de ses membres. Cette association a maintenant des sections à Marseille, à Bordeaux, à Lille et à Saint-Étienne : elle part à la conquête de notre grosse industrie nationale en lui fournissant des "volontaires" ou fils de négociants allemands acceptant de travailler moyennant rémunération infime. C’est encore une des formes de l’invasion.
Paris est la proie préférée. Les derniers dénombrements fixent le nombre des sujets allemands dans la Ville-Lumière à 140 000 y compris les Belges allemands et les Suisses allemands, inscrits comme tels à la préfecture.
Cependant, il ne faut pas croire que ce terrain d’élection soit exclusif. Une statistique un peu plus ancienne que celle à laquelle nous venons d’emprunter le nombre touchant Paris nous donne dans l’ordre les départements suivants comme étant les plus touchés : la Meurthe-et-Moselle avec 18 000, les Vosges avec 5 900, le Territoire de Belfort avec 5 100, les Alpes-Maritimes avec 4 500, la Marne avec 2 000, la Seine-et-Oise avec 2 000, la Meuse avec 1 700, le Rhône avec 1 500, le Nord avec 1 500, le Doubs avec 1 400, la Haute-Saône avec 1 100, l’Aube avec 950, les Bouches-du-Rhône avec 900, la Seine-Inférieure avec 800.
La tendance en diminution est générale, sauf dans les Alpes-Maritimes, la Marne, la Seine-et-Oise et le Nord. Cela correspond avec l’accroissement énorme constaté à Paris vers lequel se dirigent par conséquent tous les échoués de l’invasion.
Après le commerce, les mines paraissent tenter spécialement en ce moment-ci les convoitises allemandes. On cite un richissime industriel, du nom de Thyssen, déjà propriétaire de la concession de Batilly, près de Pargny-sur-Moselle (à la frontière même, par conséquent) et qui, ayant des intérêts principaux dans les Hauts-Fourneaux de Caen, les Mines de Sousmont, les Mines et Carrières de Flaminville, la Société minière et métallurgique du Calvados, vient encore d’acheter de vastes terrains en Bretagne.
[…]
Bien réellement, nous assistons à l’infiltration générale d’un élément étranger contre qui nous avons les meilleures raisons de nous tenir en défiance.
Il n’est point dans notre dessein de conclure. Nous nous bornons à pousser un cri d’alarme en effectuant une dernière remarque : celle qu’au déficit de naissances constaté officiellement en France correspond un effort de plus persévérant de notre ennemi pour nous subjuguer.
À ce compte-là, nous perdons chaque année deux batailles sans nous battre et sauf réaction énergique de la race, nous pouvons d’ores et déjà calculer le terme où, par l’évolution naturelle des lois économiques, nous serons devenus allemands.
Est-ce bien cela que nous voulons ?
[signé] René Grougé