Le maire d’Arras - Deux ministres
Il y a trois semaines, parlant à Paris devant un auditoire de réfugiés artésiens, j’appelais de mes vœux le jour où la France poserait sur la poitrine du Maire d’Arras la croix des braves.
Ce jour est arrivé : M. Rohard est décoré.
Ce fut simple, familial et touchant.
Trois semaines auparavant, M. Rohard était incidemment prévenu que M. Ribot allait demander pour lui une distinction au Conseil des ministres.
Déjà, sur l’initiative de M. Wavelet, notre distingué concitoyen, des pétitions s’étaient couvertes de signatures ; mais à celui de nos députés qui les lui présentaient, M. Malvy s’était borné à répondre :
"Non, pas de précédent ! Le Gouvernement ne décorera pas de civils pendant la guerre."
[censure]
Mais M. Ribot est un puissant avocat.
Jeudi matin, M. Gerbore arrive chez M. Rohard, joyeux et affairé :
"MM. Ribot et Malvy viennent cet après-midi pour vous décorer."
En hâte commença la toilette de la préfecture ; maintes fois touchée, elle tient encore ; çà et là gisait un peu de platras, restes des derniers obus ; le hall au ciel éventré prit l’aspect d’un jour de fête ; les autorités administratives et militaires conférèrent longuement ; et les ministres arrivèrent.
M. le Préfet leur souhaita la bienvenue tandis que les Allemands, dans la même intention sans doute, envoyaient quelques projectiles sur la ville.
Alors M. Ribot prit la parole ; le vénérable vieillard, très simplement, félicite Arras et son maire, puis épingle la croix aux applaudissements de l’assistance.
Le chien de M. Rohard, comprenant sans doute que son maître était à l’honneur, avait pris place à ses côtés ; et tandis que parlait M. Ribot, le bon maire d’un geste uniforme tentait de le repousser en arrière.
Peine perdue ; et ce simple détail montre bien l’intimité de cette heure familiale ; sans apparat et sans pompe, la cérémonie s’acheva sur les remerciements de M. le Maire qui ne pouvait retenir ses larmes.
Les ministres parcoururent quelques rues de la ville, les quartiers ruinés, la place de la Vacquerie, la Petite Place ; ils saluèrent les restes du beffroi et de la cathédrale, s’arrêtèrent pour contempler les vols d’avions parmi les flocons de shrapnells, puis visitèrent [censure].
Les immenses bâtiments, si tristement vivants, les premiers mois de la guerre, sont maintenant presque vides ; dans une cave, quelques civils, victimes de la Kultur, y guérissent leurs plaies grâce aux soins de M. Latour.
M. Ribot, fatigué, s’assit un instant ; M. Malvy descendit visiter les blessés ; puis le cortège quitta [censure].
Il n’avait pas vu, car, toujours modestes sous la cornette blanche, elles cachaient au fond de l’arrière-cour leur humble labeur quotidien, les sœurs qui depuis les premiers jours de la guerre vivent dans l’hôpital condamné. Les rangs des Augustines se sont clairsemés ; les unes, suivant leurs orphelins, leurs malades, leurs vieillards, sont allées sur tous les points de la France quêter l’aumône d’un asile ; d’autres, appelées par l’obéissance, ont porté dans d’autres hôpitaux l’or de leur charité ; quatre d’entre elles sont tombées à Arras au champ d’honneur ; mais celles-ci sont demeurées pour soigner les derniers blessés et garder les débris du patrimoine des pauvres ; car dans l’Arras ressuscité nous aurons encore des pauvres parmi nous.
M. le Préfet a voulu que la visite de nos ministres s’achève à [censure] ; de cette pensée délicate, la ville lui saura gré ; l’Arras civil dans le beffroi, l’Arras chrétien dans la cathédrale, l’Arras souffrant dans [censure] ont mérité la haine et les coups des Barbares ; il était juste que tous trois reçussent l’hommage et le salut de nos ministres.
GABRIEL AYMÉ.