Malheureusement, la terrible menace planait toujours. Le 23 juin elle devint une réalité.
Pourtant là-haut, tout au sommet du fin clocher ajouré, deux pavillons ont été hissés : l’un d’eux n’est plus qu’une hampe nue, l’autre porte encore un grand lambeau blanc croisé de rouge. Et les Allemands le voient bien !
À la tombée du jour – 6 heures 45 –, quelques obus éclatent à cent mètres en arrière. À l’ambulance, personne ne s’inquiète : nombre de fois déjà les batteries ennemies ont arrosé le voisinage. Dans la nuit du 26 mars, des obus de 77 ne sont-ils pas tombés sur le bâtiment même, ne causant, heureusement, que des dégâts matériels ?
Un court moment se passe. Le pointeur raccourcit son tir. Cette fois, un obus tombe en deçà, au milieu du parc, coupant au pied un gros marronnier. Puis, de nouveau, le tir s’allonge ; il est maintenant rectifié et juste : c’est bien à la Croix-Rouge qu’ils en veulent. Une rafale d’obus de gros calibre s’abat sur l’ambulance. Dans la chapelle, une grande brèche est ouverte. Les plus importants dégâts se produisent dans l’une des deux ailes perpendiculaires à la grande façade.
En l’espace de quelques minutes, les quatre-vingts blessés ont été mis à l’abri dans les caves : aucun d’eux ne sera atteint. Dans le personnel de l’ambulance, plusieurs majors et infirmières sont touchés. Cinq nouvelles victimes civiles ajoutent leurs noms à la liste déjà longue, et, parmi elles, sœur Sainte-Jeanne qui prodiguait, au péril de sa vie, ses soins attentifs aux blessés. […]
L’obus meurtrier, un 380, pénétra dans le bâtiment à la hauteur du second étage. Il pulvérisa tout sur son passage, traversa au-dessous des chambres des officiers, la salle de triage des blessés au rez-de-chaussée, et tomba dans la grande cuisine du sous-sol, où il fit cinq victimes. On ne peut se faire une idée de la dévastation qu’il laissa derrière lui : il faut l’avoir vue soi-même ! […]
Déjà, les quatre-vingts blessés ont été évacués dans la nuit, et, ne pouvant continuer dans la cité son œuvre bienfaisante, l’ambulance se réorganise ailleurs.
Trois jours après, le 26 juin, dès sept heures du matin, le bombardement reprend avec une violence inouïe qui rappelle les premiers jours d’octobre. Cette fois, des obus de très gros calibres, des 420 même, se joignent aux 210. Et cela dure jusqu’à trois heures de l’après-midi pour reprendre encore au crépuscule.
Les dégâts sont effroyables.
Près du Vélodrome, à "l’Alcazar", neuf personnes, dont quatre enfants, sont asphyxiés dans une cave. Sur deux points – boulevard Crespel et Marché-aux-Chevaux –, le Crinchon, qui passait sous terre, coule maintenant à ciel ouvert, la voûte du souterrain qui l’abritait ayant été crevée par les obus. Les maisons effondrées ne se comptent plus. Dans la rue Méaulens, un incendie dévore le couvent des Chariottes et plusieurs bâtiments voisins.
L’autorité militaire s’émeut de voir encore tant de civils et songe à donner un ordre d’évacuation générale. Beaucoup d’habitants se rendent compte qu’avec les engins employés, les caves les plus solides ne peuvent résister. D’eux-mêmes, ils vont le soir prendre place dans les autos mises à leur disposition.
La décision prise, ils ont embrassé d’un dernier regard la demeure humble ou luxueuse à laquelle toutes les fibres de leur être les attachaient. Le cœur profondément meurtri par ce suprême adieu et s’efforçant de ne pas regarder en arrière, ils se sont alors mis en route vers l’inconnu : que sera demain ?
Ainsi, chaque jour, Arras se vide.