Tribune libre - Le sang d'Arras
C’est dans un pays mille et mille fois arpenté, durant la chasse, par l’entrain de ma jeunesse, que triomphait hier l’armée de la République.
Arras, ville de mes pères, te voilà vengée.
La chair des ogres germaniques engraisse tes champs de betteraves et de blé aussi loin que portait ma vue du haut de ton beffroi noblement érigé en ses dentelles de pierre, avec sa couronne ducale où culminait le lion debout arborant l’oriflamme des Flandres.
Dans toute cette région de plaines opulentes et de collines altières, les os allemands s’uniront à la poussière de leurs ancêtres. Les os vandales que nos aïeux Atrébates brisèrent en défendant leur cité contre la première invasion des barbares accourus sur leurs chevaux baltiques, à la croupe large et pommelée.
Arras, tu es vengée, si tu gis, en glorieux décombres, attestant la bestialité de l’ennemi sur le sol même où s’exprima tout d’abord la littérature nationale des Français, par la voie de Jean Bodel, attirant au Jeu de Saint Nicolas les escholâtres de 1170, les clercs, les commères et les humeurs de plot, pour leur dire la belle fable de la croisade, le prud’homme sauvé du massacre grâce à sa piété envers le saint dont le miracle convertit ensuite le roi des Sarrasins.
Arras, tu es vengée, toi et ton esprit, celui d’Adam de la halle qui fit représenter le Jeu de Robin et de Marion, notre première revue dans le siècle ou s’érigeait, sur ta Grande Place, la maison des Templiers, œuvre insigne de l’architecture médiévale.
Arras, tu peux aujourd’hui te souvenir orgueilleusement des chevaliers au tournoi offert par le duc de Bourgogne sur la Grande Place, et qui descendaient à ton hôtellerie des Rosettes avant d’inspirer l’admiration de Froissart et ses éloges au langage nombreux.
Tu peux t’en souvenir : pour les dames accoudées dans les fenêtres, sous les pignons à degrés de leurs demeures, défilaient, fastueux cortèges, les seigneurs en chausses et en souliers à la poulaine, en pourpoints à coudettes tailladées, ou bien en armures très closes, empanachées, pourvues de targes armoriales, de lances au ciel ; le tout sur de lourds palefrois bardés de fer et ornés de draperies flottantes.
Cela passait sous les enseignes de l’Angelot et du Chapeau vert, sous le Mouton d’Argent, sous le Chaudron et sous la Herse, insignes des maisons trapues, à grosses arcades et à gros piliers abritant la clientèle des boutiques ouvertes et pleines de trésors.
Que de richesses déjà s’entassaient dans les salles profondes, que de somptueuses tapisseries étalaient leurs images contre les murs, que de faïences luisaient sur les dressoirs.
Les corporations des artisans plaidaient en armes pour leurs privilèges et les faisaient admettre par les comtes d’Artois, les comtes de Flandre, les ducs de Bourgogne.
Enrichis, artistes, les bourgeois édifiaient leurs curieuses maisons dans la rue de la Taillerie, sur la petite Place. De leurs façades ornées, les faîtes à gradins découpaient le ciel.
À ces riches, les villageois picards apportaient, le samedi, les biens de la campagne, bétail, grains, volailles.
On buvait en conclusion des marchés à la taverne de la Sirène, ou au cabaret de la Salamandre. On visitait le tabellion en son hôtel de la Rose. On achetait des hardes à la Licorne d’Or.
Enfin, au début du XVIe siècle, le beffroi s’achevait. Il éleva tout son corps de géant couronné par-dessus le toit de l’hôtel de ville, par-dessus le troupeau des maisons tapies par-dessus les quartiers des Trois Visages, de Saint-Vaast, de Mieaulens, de Ronville et de Baudemont.
Le lion dressé surveille la campagne.
La cloche, l’Effroy, annonçait l’ennemi, les incendies, tous les fléaux, pour les corporations immédiatement rassemblées sous leurs bannières.
La Banclocque conviait les mousquetaires de Louis XIV à la fête et plus tard les ingénieurs de Vauban qui construisaient les remparts, et l’avocat Robespierre, le capitaine Carnot, le père Fouché, professeur de physique au collège des Oratoriens.
En préparant l’avenir de la Révolution française puis universelle, ces grands hommes montèrent souvent l’escalier tors du beffroi, afin de contempler la riche campagne que partout fleurissaient, aux mois d’été, les hautes tulipes de l’œillette.
Imaginaient-ils déjà l’élan de Valmy, la course de la Liberté sous le drapeau tricolore, à travers l’Europe épouvantée par la chute des Tyrans germaniques, par le désastre de cent armées formidables que chassaient les Jourdan, les Murat, Les Moreau, les Bonaparte, leurs légions parties avec mes grands’pères, selon le refrain de La Marseillaise, vers Austerlitz, Iéna, Wagram.
À Blangy, le village des roses fraîches, où l’on s’est naguère cruellement battu de longues semaines, Robespierre et Carnot, les poètes des Rosati ébauchèrent des strophes analogues à celles du chant que Rouget de l’Isle devait ensuite composer dans une nuit d’enthousiasme et, devant la menace de l’invasion tudesque, accourant à l’appel de la Cour, sous la conduite des émigrés ?
Ces grandes ombres de nos poètes anciens, de nos artisans industrieux, de nos argentiers adroits, de nos conventionnels qui enseignèrent le droit aux peuples, par la volonté de Robespierre, par le génie stratégique de Carnot, par l’intelligence de Fouché, ces grandes ombres qu’offensèrent l’absurde destruction d’Arras, les ruines des Deux Places, la chute du Beffroi, le plus beau des Flandres et de l’Artois, après celui de Bruges, ces grandes ombres assurément ont combattu dans les rangs de nos soldats, fils de nos idées nationales, à Notre-Dame de Lorette, au Mont Saint-Eloi, à Souchez, à Carency, à La Targette, à Vimy.
Car toute l’âme de la France intelligente, artiste et libératrice, l’âme ancienne et neuve, l’âme éternelle de la Nation, s’élançait du sol et des morts avec les cris vivants de nos héros.
La ruine idiote d’Arras a été vengée par les vivants et par les morts.
- C’est une goutte de sang, le sang de Reims, m’avait dit Gabriele d’Annunzio, en me donnant, l’autre jour, un éclat de vitrail pourpre ramassé par lui dans la cathédrale que les barbares, aussi, détruisirent.
Les deux Latins que nous étions, là, face à face, se regardèrent.
Nos yeux se confessèrent que cette furie vandale nous demeurait inintelligible, à nous dont l’esprit reste éclairé par la lumière des eaux où baignent tant de villes, mères du génie humain, villes des Pharaons, de Minos, des Athéniens, des légions romaines et de Saint-Paul.
Inintelligibles ? Oui.
Ainsi nous semblent l’incendie de Louvain, la pulvérisation d’Ypres, l’écrasement d’Arras.
J’aime que les jeunes héros de Neuville Saint-Vaast, de Souchez, de La Targette et de Loos, aient vengé cette ville de mes pères dans le moment où Gabriele d’Annunzio embrassait l’Italie avec l’ardeur de son Verbe divin.
Ce sang de Reims et d’Arras, le poète l’a transformé en feu, le feu d’une parole qui brûle toutes les indécisions des Latins et qui décidera leur multitude à vaincre ou à mourir pour l’idéal de la Méditerranée, pour l’extermination des Barbares.
(L’Information)
Paul ADAM.