Marseille adopte Arras
Le maire de la grande cité méditerranéenne transmet au maire d'Arras la décision de sa municipalité d'adopter comme filleule la glorieuse ville mutilée, ancienne capitale de l'Artois, qui a subi des sièges célèbres, dont la population a montré par son héroïsme au cours de cette guerre qu'elle était digne de son admirable passé, et pour la défense de laquelle de nombreux fils de la Provence sont tombés
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Un don de 900 000 francs
Notre dernier numéro était sous presse quand nous parvint la grande nouvelle que nous annonçons aujourd'hui ; une déconvenue que personne à Arras n'a oubliée, déconvenue due à la précipitation de certaines personnalités, nous invitait à la prudence et le communiqué de la plus officieuse de nos agences de presse ne suffisait plus à nous satisfaire.
Nous avons préféré attendre la confirmation demandée à M. le Maire de Marseille. Elle nous vint aussitôt par télégraphe et poste ; nous pouvons ainsi adresser nos remerciements très émus et l'expression de notre profonde reconnaissance à la grande cité méditerranéenne qui devient ainsi la marraine d'Arras.
Dirons-nous que cette nouvelle n'a pas causé partout une surprise absolue. De Marseille nous connaissions la fortune et la générosité : nous connaissions aussi sa vive sympathie pour Arras.
Deux fois déjà elle nous en avait donné des gages précieux : d'abord par le conseil général des Bouches-du-Rhône qui, au nom du département, avait envoyé à la ville d'Arras une somme très importante ; puis par le comité "La Provence pour le Nord" qui s'était offert, aux premiers jours de l'année, soit à envoyer des matériaux à Arras, soit à y créer à ses frais une fabrique de matériaux.
La délibération
La commission plénière du conseil municipal de Marseille s'est réunie le 15 octobre dernier, à l'hôtel de ville, dans la salle habituelle de ses délibérations. Le maire, M. Eugène Pierre, prit la parole pour soumettre à ses collègues la proposition suivante :
Messieurs,
Le conseil municipal a voté, en 1917, un crédit d'un million pour contribuer à la réparation du préjudice causé par l'invasion allemande. Cent mille francs ont été attribués par votre délibération au comité "La Provence pour le Nord", à titre de subvention.
Les 900 000 francs restant étaient dans votre pensée, destinés à aider dans son oeuvre de reconstitution et d'assistance une des villes libérées dont Marseille serait très honorée d'être la marraine.
L'incertitude des évènements militaires, les oscillations de la ligne du front ont retardé votre décision à ce sujet.
Actuellement, grâce à la vaillance inlassable des soldats français et alliés, à la valeur de leurs généraux, à l'énergie du gouvernement de la République et de son chef, la défaite de l'ennemi est certaine et la libération des régions envahies peut être considérée comme définitive.
Le moment est donc venu de donner suite à votre première délibération et de désigner parmi les cités victimes de l'invasion germanique, celle que vous voulez faire bénéficier de votre geste de solidarité patriotique.
Je vous demande de choisir un chef-lieu de département et vous propose Arras, chef-lieu du Pas-de-Calais, ancienne capitale de l'Artois, qui a soutenu des sièges célèbres aux XVe et XVIIe siècles, dont la population a montré par son héroïsme au cours de cette guerre qu'elle était digne de son admirable passé, et pour la défense de laquelle de nombreux fils de la Provence sont tombés.
Si vous partagez ma manière de voir, veuillez m'autoriser à transmettre à la municipalité d'Arras, le désir de Marseille d'adopter comme filleule leur glorieuse ville mutilée, convaincu qu'elle voudra bien accepter la main que nous lui tendons fraternellement.
Cette proposition fut votée immédiatement à l'unanimité. Nous ne citerons pas le nom de ceux qui ont le plus travaillé à l'éclosion de ce projet ; il fut véritablement populaire et chacun y eut sa part.
Tout le monde a contribué à ce vote, nous écrit notre correspondant, à Marseille : la municipalité, qui eût précédé son maire si celui-ci – ce qui était loin d’être le cas – avait marqué quelque froideur ; la population qui n'a cessé d'être animée des sentiments les plus généreux, voulant, dans la mesure du possible, établir une compensation entre la quiétude dont elle avait joui et les ruines et les misères de toutes sortes qui s'accumulaient ailleurs. Certes, beaucoup de ses fils sont tombés pour la libération du territoire ; mais en cela elle ne faisait que subir le sort commun et elle voulait que sa dette, au point de vue matériel, fut plus complètement payée.
Notre correspondant s'est rendu au secrétariat de la mairie de Marseille ; en l'absence du secrétaire général, M. Marius Dubois, en voyage, il a été reçu avec la plus grande obligeance par M. Bertrand, avec qui il s'entretient de la délibération ; celle-ci a été portée sur le champ à la connaissance de M. Rohard, maire d'Arras, qui a répondu en traduisant la gratitude de notre ville, avant l'acceptation officielle qui aura lieu à la prochaine séance du conseil municipal.
Quel emploi fera le conseil municipal des 900 000 francs de Marseille ?
À l'heure où nous écrivons, nous ne connaissons pas encore la date de la séance du conseil municipal, dont nous avons annoncé, il y a huit jours la réunion prochaine.
Le conseil aura une lourde tâche à remplir : des décisions définitives s'imposent, tant sur le chapitre "alignement" que sur la question "briqueterie" ; de plus, Arras se trouve dès maintenant à la tête d'un certain avoir qui n'est certainement pas destiné à rester en portefeuille. À quoi sera affecté ce petit million ?
Le premier devoir de nos édiles est de s'inspirer des intentions de la ville donatrice. Or, Marseille a tenu à laisser à Arras la plus entière liberté à ce sujet ; elle a seulement spécifié que cette somme serait destinée à la réparation du préjudice causé par l'invasion allemande
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Dès lors, le meilleur usage est celui qui contribuera le mieux à ladite réparation :
- Réparation envers la ville elle-même : le côté humanitaire du don.
- Réparation envers la ville elle-même : c’est le caractère qui concerne le plus directement le relèvement d’Arras.
À mon avis, d'ailleurs, ces deux points de vue doivent, autant que possible, se confondre dans l'oeuvre de réparation.
Or, je ne crois pas exagérer en affirmant qu'à l'heure actuelle, l'oeuvre urgente entre toutes est de favoriser le retour à Arras des familles ouvrières dont les hommes valides sont susceptibles de coopérer à la réparation matérielle
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Ce million pourrait donc être affecté :
- Aux frais de mise en état d'habitabilité des maisons ouvrières, construction de baraquements, etc.
- À la création de cantines et de restaurants populaires, création que le conseil municipal a déjà prévue.
- À des prêts aux petites entreprises de reconstruction, fabriques de briques et autres matériaux.
- À la création de briqueteries auxquelles on pourrait ainsi donner un développement beaucoup plus considérable que celui prévu par les précédentes délibérations du conseil municipal.
J'attire particulièrement l'attention sur les deux premiers points : l'avenir d'Arras est subordonné à la solution du gros problème de la main-d'oeuvre ; et nous ne devons pas oublier que nous aurons, tout près de nous, à moins de vingt kilomètres, une concurrence redoutable dans les grandes et puissantes sociétés minières.
Cet emploi serait particulièrement intéressant car il ne compromettrait pas le petit capital que nous tenons de la générosité de Marseille.
Les frais de mise en état d'habitabilité reviendront en dernier lieu à l'État ; lui seul devra les solder ; la ville n'utilisera donc la somme en question que pour faire indirectement des avances à l'État, en remédiant aux lenteurs administratives.
De même pour les cantines et restaurants : la main-d'oeuvre sera payée un bon prix ; la ville n'a donc pas à nourrir gratuitement les ouvriers qui se feront par leur travail de grosses journées ; son rôle doit se borner à soustraire les salaires ouvriers à l'exploitation des mercantis du restaurant. Les restaurants et cantines en question doivent donc couvrir leurs frais et être établis sur un pied vraiment commercial, à la façon des restaurants municipaux de Paris, de Lyon et de quelques autres grandes villes. Il sera donc bon qu'une commission se rende dans la capitale et, aidée par la municipalité parisienne, étudie de près le fonctionnement des restaurants municipaux.
Je n'ai pas à insister sur les deux autres points : prêts et entreprises municipales ; il est trop évident que, bien organisés, ils ne coûteront pas un centime à la ville ; et ainsi, les neuf cent mille francs de Marseille auront à Arras le plus grand service quand nous les retrouverons intacts pour la réalisation de travaux municipaux, tels que la reconstruction de notre hôtel de ville, moins urgents aujourd'hui, mais nécessaires demain.
Là ne doivent pas se borner les décisions du conseil municipal.
Il conviendra de revenir, mais cette fois avec la volonté d'aboutir, sur des questions déjà étudiées :
- L'enlèvement méthodique des obus non éclatés, suivant la méthode scientifique, exposée par le "Lion", appliquée par une équipe de spécialistes militaires.
- L'octroi de main-d'oeuvre, soit sous forme de militaires d'Arras mis en sursis pour la circonstance, soit sous forme de travailleurs indigènes, soit sous forme de prisonniers allemands, dont le rendement est bien préférable. Depuis que l'ennemi est à plus de trente kilomètres d'Arras, nous pouvons y employer les prisonniers ; profitons-en ; qui casse les verres les paie ; c'est un principe que nous avons bien des fois soutenu ici ; nous ne lâcherons pas nos boches avant qu'ils n'aient reconstruit ce qu'ils se sont si bien entendus à détruire…
Nous serons certainement gênés par le manque de matériaux ; il faut que cette gêne disparaisse le plus tôt possible par nos propres efforts de fabrication. N'oublions pas non plus que la Préfecture du Pas-de-Calais dispose d'un stock considérable de bois, de carton bitumé, de tuiles, d’ardoises, de chaux, ciment, etc. La ville doit lui en demander une partie qu'elle se chargera d'utiliser.
ET SURTOUT, FAISONS VITE.
Nous le disions l'an passé ; l'hiver est survenu ; puis l'offensive ; et les ruines se sont accumulées ; qui oserait soutenir cependant que la besogne d'alors fut inutile ? Combien de maisons n'auraient pas survécu au bombardement ni à l'orage sans les travaux de consolidation de couverture effectuée l'an dernier, à pareille époque ?
Mais l'heure actuelle est infiniment plus grave ; Arras était alors une des rares villes à pouvoir songer à la reconstruction ; aujourd'hui, la France entière se libère ; ce que nous faisons, Lens, Béthune, Douai, Cambrai, et combien d'autres villes, et combien de villages, vont le faire aussi ! La main-d'oeuvre et les matériaux disponibles n'y suffiront jamais tout-à-fait. La lutte pour la vie va commencer, la plus âpre, parce qu'elle sera la plus légitime ; chacun ne tiendra dans la France de demain que la place qu'il aura su se tailler par la pensée, le travail, l'énergie, l'action sous toutes ses formes.
Tant pis pour les retardataires, les indécis et les aveugles !
Tant pis surtout pour les villes qui seraient conduites par des retardataires, des indécis ou des aveugles !
Lucien Declercq