Miss Wilson parle au "Lion d'Arras"
Je ne sais pas l'âge de Miss Wilson et le saurais-je que je n'aurais pas l'indiscrétion de le divulguer... Mais son visage, son sourire, son regard, son geste sont de la plus fraîche jeunesse ; elle a je ne sais quoi d'ouvert et de franc qui plaît dès l'abord ; point de majesté, rien qui ressemble à la pose ni à la gravité feinte ; des yeux bleus et des cheveux blonds ; une main qui se tend largement ; un petit air futé et mutin qui vous conquiert tout de suite ; on n'imagine pas contraste plus frappant entre toute sa, personne et les portraits graves, austères, qui ont popularisé les traits de son père.
Comme je lui offre la collection du "Lion d'Arras" :
"Oh ! merci; s'écrie-t-elle, en jetant un regard sur l'illustration ; oh ! merci ! je la lirai avec un grand plaisir."
Mais je ne me fais guère d'illusion sur les loisirs de la noble visiteuse.
"Peut-être, Mademoiselle, si, plus tard, vous voulez bien y jeter un regard, ces pages vous rappelleront votre court passage dans notre Arras.
- Oh ! si, insiste-t-elle, oh si, vraiment, je la lirai avec un grand plaisir."
Avec une bonne grâce charmante, elle se prête à un interrogatoire en règle, s'excusant pourtant de parler imparfaitement le français.
"Il y a dix ans que je le lis un peu, mais jusqu'à l'été dernier je ne l'avais jamais parlé."
Comme je lui réponds en anglais la voilà qui s'exclame plaisamment :
"Oh ! vous parlez anglais et vous vouliez que je parle français ! c'est très injuste !"
Un accord intervient : la conversation aura lieu en français, complétée seulement quand il le faudra par quelques phrases anglaises.
"Me permettrez-vous, mademoiselle de vous demander vos premières impressions d'Europe ?
- La vie que je mène est très fatigante ; mais j'ai vu maintenant presque tous les peuples de l'Europe et vraiment j'en suis heureuse ; surtout, j'ai appris à connaître la France ; et je l'aime, je l'admire beaucoup.
J'ai visité hier votre ville ; vous devinez mon impression plus que pénible ; ce que j'ai vu ici est effroyable ; jamais le n'oublierai Arras.
- Mademoiselle, vous avez visité Reims et Verdun; avez-vous trouvé ailleurs plus de ruines ?"
Mon interlocutrice hésite une seconde ; son œil vif s'embrume dans le rêve ; on devine qu'avant de répondre elle veut, en conscience, rappeler ses souvenirs ; puis, d'une voix ferme :
"Non, nulle part je n'ai trouvé plus de ruines."
Et revenant à son idée :
"Comme j'admire tous ceux qui sont restés ici pendant tout ce bombardement ! Quel courage il a fallu, quels dangers ils ont bravés ! Quelles souffrances ils ont supportées ! Ce sont des anges de merci !
Nos souffrances ne furent rien auprès de celles des envahis ; Mme Doret n'a-t-elle pas entendu dire plusieurs fois aux Allemands de Douai : Ce que nous voulons, c'est que vous mourriez de faim ; nous vous prendrons tout ; nous ne vous laisserons que les yeux pour pleurer !
Ils ont dit cela !... C'est affreux !... Affreux !"
Et, avec un regard lointain, dans lequel se retrouve une seconde l'âme paternelle :
"Moi, je ne voudrais pas qu'un peuple meurt de faim !...
Mais cela, c'est le passé ; vos épreuves sont terminées ; vous avez gardé, malgré elles, un moral que j'admire ; j'ai été très émue de voir le nombre de ceux qui sont restés ici sous les pires bombardements ; les évacués reviennent dans leurs ruines et peu à peu, la vie reprend ; je reconnais bien là la France ; elle parle peu, mais fait beaucoup.
Tenez ! je vous le disais tout à l'heure, j'ai vu presque tous les peuples ; hé bien, je puis le dire, en toute sincérité, le meilleur peuple du monde c'est le peuple français.
- Oui, mademoiselle, vous nous voyez prêts à consacrer toutes nos énergies au relèvement de notre pays dévasté ; mais les forces morales ne pourraient pas suffire ; il nous faudra de l'or, des machines et des matières premières ; où les trouverions-nous, sinon en Allemagne. L'Amérique s'en rend elle bien compte ?"
Le front de Miss Wilson est devenu très grave ; elle hoche la tête comme avec regret et reprend lentement :
"C'est la chose la plus importante, en effet, mais je ne puis parler au nom de mon père.
Voyez-vous, je ne suis rien dans l’État ; quand en m'interroge, je réponds si je peux mais ce n'est jamais mon père qui parle par moi ; aussi, je préfère que vous ne me posiez pas de questions politiques, je ne m'occupe pas de la politique ; c’est l'affaire de mon père.
- Mademoiselle, depuis plusieurs semaines nous attendons impatiemment la visite du Président ; pouvons-nous l'espérer encore ?
- Mon père veut venir ici ; il le désire avec tout son cœur ; le spectacle qui l'attend est incomparable ; s'il ne venait pas c'est que la Conférence de la Paix l'en empêcherait ; car c'est là le principal ; mon père est, venu pour cela ; il doit lui consacrer tout le temps dont il dispose ; mais, à moins qu'il ne dispose pas d'un instant, il viendra ; car je le répète, il veut venir.
- Que faut-il donc penser de l’affirmation d'un journal, reproduite par beaucoup d'autres suivant laquelle le Présidant n'aurait pas encore visité nos régions parce qu'il n'y avait pas, dans son cœur, place pour la haine
?"
Un éclair d'indignation jaillit des prunelles de Miss Wilson :
"Oh ! non, ce n'est pas vrai !... C'est très mal de dire cela... Mais mon père fait toujours ce qu'il considère comme son devoir ; or en ce moment, son devoir le plus important est d'être à Paris. Mais, encore une fois, je suis sûre qu'il tient à venir.
- Moi, je suis sûr que si Mademoiselle Wilson insistait en ce sens auprès du Président, il, lui faudrait vraiment de très graves raisons pour s'y refuser."
Mais, tandis que Mrs Ross David, souriante, incline la tête d'un geste affirmatif, Miss Wilson répond :
"Mon père fait toujours ce qu'il considère comme son devoir…
- Après la guerre, beaucoup d'Américains viendront sans doute dans nos régions dévastées ?...
- Oui, sans doute ; beaucoup ont l'intention de voir avec leurs yeux. Mon père n'a pas besoin de cela : il a une imagination extraordinaire ; d'après des images et des récits il se représente facilement la réalité, comme s'il la voyait vraiment.
- La réalité, c'est un martyre inouï que nos populations ont supporté avec un courage qui n'a jamais défailli ; vous n’avez jamais douté d'elles ?
- Jamais ! parce qu'on ne peut pas tuer le cœur des Français."
L'entretien est terminé ; Miss Wilson pousse l'amabilité jusqu'à poser à plusieurs reprises devant l'objectif ; les lenteurs du clichage nous empêchent seules de reproduire ces portraits.
Notre illustre hôtesse, après avoir déjeuner chez le Town-Commandant, visite quelques-unes de nos caves les plus profondes et part pour Douai et Lille, où s'achèvera son voyage actuel.
J. DARRAS.