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Si les Allemands connaissaient Arras

Dans un courrier au ministère de l’Intérieur du 5 février 1913, le préfet du Pas-de-Calais notait la faible présence allemande sur notre territoire : il citait les succursales boulonnaises de deux compagnies de navigation ainsi qu’une fabrique de carton bitumé à Anvin et ne dénombrait alors que 179 Autrichiens et 134 Allemands parmi les 5 930 étrangers employés dans les mines.

L’article retranscrit ici affirme néanmoins que tout en ruin[ant] le commerce local , les Allemands installés en France avant-guerre préparaient déjà l’invasion de l’espionnage , leur mission principale consistant à fournir des renseignements à l’État-major de Berlin .

Ces affirmations, quelque peu paranoïaques et exagérées, sont bien entendu à pondérer. En revanche, il est possible que des informations aient pu filtrer lors d’interrogatoires de prisonniers français ou lors de rapprochements entre soldats et gente féminine, comme le souligne l’auteur un peu plus loin.

Autre facette de cette "guerre totale", le renseignement a connu un essor prodigieux durant les quatre années de guerre. Olivier Lahaie, chercheur au Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, parle d’ acte de naissance du renseignement humain tel que nous le connaissons aujourd’hui .

Pour la première fois à aussi grande échelle, on met en œuvre des techniques et technologies telles que la cryptographie et le décryptage, la télécommunication ou la surveillance par photographie aérienne.

Le plan humain n’est pas négligé, mais la France peine à atteindre le niveau d’excellence allemand ou anglo-saxon dans la formation de ses espions. Aux côtés du 2e bureau de l’État-major, organisme de renseignement militaire, apparaît un 5e bureau en décembre 1915, chargé de la censure, du blocus économique, des listes noires, de la propagande, des contrôles télégraphique et postal, de l’espionnage et du contre-espionnage. Les deux bureaux fusionnent en 1917 pour ne former qu’un seul en charge de tout le renseignement.

Sur le terrain, la typologie des profils des agents s’enrichit avec le temps : agents mobiles et fixes, simples, doubles, de pénétration, etc.

La mise en place et la systématisation de dispositifs participent également à cet essor, avec notamment la censure postale, le renseignement commercial et industriel au service de la guerre économique, ou encore le contrôle de l’information et la propagande, comme l’illustre parfaitement l’article proposé ci-dessous.

Si les Allemands connaissaient Arras

Bien souvent, des soldats m’ont posé cette question : Comment se fait-il que, dès l’investissement d’Arras, les Allemands aient pu repérer d’une façon aussi précise tel monument, telle église, tel hôpital, tel bâtiment ?...

̶ La belle affaire !... Comme si, chez nous, ainsi que dans toutes les régions convoitées par l’ennemi, l’invasion des armées n’avait pas été précédée par l’invasion de l’espionnage.

Maintes fois, au cours du siège, des renseignements occasionnels ont pu être fournis à l’ennemi par ses avions éclaireurs : rassemblements, défilés de voitures, etc.

D’autres, hélas ! ont pu lui être livrés par les révélations involontaires, inconsidérées, de soldats faits prisonniers. Ah ! comme le soldat, fait prisonnier, doit veiller sur sa langue ! Tel propos, insignifiant en apparence, rapproché de tel autre d’un camarade, peut apprendre à l’adversaire bien des choses nuisibles à notre cause. La règle de conduite du prisonnier devrait être le silence. Il ignore en réalité tant de choses qu’il est tout naturel qu’il déclare ignorer même ce qu’il sait et qu’indûment on lui demande. Il n’y a pas là de mensonge. Le mensonge est la négation d’une vérité due.

D’une façon générale, on peut affirmer que le grand mal, au point de vue qui nous occupe, a été notre excès de confiance.

Nous sommes le peuple le plus chevaleresque de la terre. C’est connu et l’on en abuse. Mais la chevalerie est-elle de mise en face de la fourberie la plus insigne, de la déloyauté la plus flagrante ?...

Or, l’Allemand, bien avant la guerre, s’était installé à Arras comme en pays conquis. Il y demeurait, entouré d’égards, de prévenances ; ou bien encore il y venait opérer de fructueuses affaires ; et, ici encore, il tenait le haut du pavé.

L’histoire n’est qu’un perpétuel recommencement. À ce propos, une réminiscence de ma petite enfance. Je me souviens qu’à Saint-Omer, dans les premiers mois de 1870, j’étais en extase devant la voix chaude et retentissante d’un camelot original, plein d’amabilité, qui nous faisait accourir, gamins légers et rieurs, autour de son plateau, chargé de délicieuses friandises. J’ai retenu ce couplet qu’il lançait à tous les échos :

Qui demandait de la pât’ de Guimauve ?
Deux liards le bâton,
La faridondaine, la faridondon.
Il faut les croquer aujourd’hui,
Biribi,
À la façon de Barbari,
Mon ami.

Or, la guerre déclarée, on découvrit que ce camelot si guilleret n’était rien moins qu’un Colonel allemand.

Sur les marchés d’Arras si fréquentés, il y avait certainement des espions parmi ces nombreux étrangers dont plusieurs attiraient les clients par des pitreries de jocrisse. Ils vendaient à un bon marché tel que c’était à croire qu’ils avaient volé leurs marchandises. Ce faisant, ils travaillaient pour le roi de Prusse, en cherchant à ruiner notre commerce local ; mais ne croyez pas qu’ils négligeaient leur mission principale, consistant à fournir des renseignements à l’État-Major de Berlin.

Voici un trait à l’appui de mon assertion.

Au début de septembre 1914, les Allemands sont à Arras. Dans un restaurant, l’un d’eux commande à dîner pour lui et quelques camarades. Or, l’hôtelière a entendu dire que les Allemands emportent les serviettes. Elle néglige d’en mettre sur la table.

̶ Des serviettes !... réclame le soldat.

̶ Je n’en ai pas.

̶ Voilà qui est fort ! Vous n’avez certainement pas usé toutes celles que je vous ai vendues il y a trois mois.

Parmi les femmes aux mœurs légères qui constituent pour l’armée une peste à la fois physique et morale, il s’en est trouvé pour fournir à l’ennemi les compléments d’information dont il pouvait avoir besoin. Qui vend son honneur n’éprouve pas de scrupules à vendre sa Patrie.

C’est le 31 août 1914 que les uhlans entrèrent à Arras. Or, on vit aussitôt, devant notre glorieux beffroi humilié, ce honteux et écœurant spectacle. Des drôlesses faisaient des avances à nos cruels ennemis, cyniquement, elles leur offraient cigarettes, cigares, vin, friandises.

Après les premiers et si désastreux bombardements d’Arras, nos faubourgs furent consignés. Les habitants, allant aux provisions, n’en sortaient ou n’y pénétraient qu’avec un laissez-passer délivré par la Mairie. En prévision d’attaques ultérieures, les soldats se hâtaient de perfectionner leurs travaux de défense. Or, tandis que certains gardes, au zèle intempestif, faisaient des difficultés à des personnes bien en règle et honorablement connues, des étrangères aux allures douteuses, venues, Dieu sait d’où, rôdaient autour des soldats sous prétexte de leur vendre quelques enveloppes, des crayons. Je signalai moi-même à un sergent deux filles effrontées, que nul des habitants ne connaissait. Elles allaient d’un groupe à l’autre et après mainte amabilité, demandaient aux soldats : "C’est quel régiment ici ?... Quel bataillon ?... Et tel régiment est-il à Blangy ?... Et tel autre n’est-il pas à Ronville ?... etc…"

Un officier, prévenu, se mit à leur recherche. Ces singulières investigatrices avaient disparu.

Pour connaître Arras en détail, l’Allemagne avait ses espions installés chez nous, participant à notre vie journalière.

Il avait longtemps travaillé dans un atelier d’Arras le lieutenant qui nous amena la première patrouille de uhlans.

Dans la rue, par goguenardise, il interpelle un ouvrier :

"Dis donc, Henri, tu ne me reconnais pas ?..."

Et comme l’autre, étonné, garde le silence :

"Henri… Henri Barat, tu ne me reconnais pas ? On a pourtant travaillé trois ans ensemble chez le même patron."

Sans se douter de l’impudence de son acte, l’officier allemand ne voulait-il pas offrir une consommation à cet habitant d’une ville dont il avait trahi, profané l’hospitalité.

N’est-il pas typique encore ce trait d’un commandant ennemi qui, descendu à l’Hôtel de l’Univers, dit à l’hôte : "Donnez-moi tel numéro ; il y a une salle de bains attenante. Cette chambre m’a beaucoup plu il y a trois mois."

Par contre, si les Allemands aiment espionner, ils ne tolèrent pas qu’on les observe. Un garçon d’hôtel s’en aperçut à ses dépens.

Parmi les officiers logés à l’hôtel où il était employé, il en était un, tout jeune, timide d’aspect, que les autres entouraient d’égards, sur lequel ils exerçaient une vigilance jamais relâchée. Le bruit courait que c’était un des fils du kaiser. La question n’a jamais été éclaircie.

Or, un beau jour, notre garçon s’était approché un peu trop près au mystérieux personnage. Un grand diable de capitaine se jeta sur lui et le chassa à coups de pied et de poing, en proférant des menaces épouvantables.

On m’a raconté, qu’au départ, le jeune prince ̶ si prince il y a ̶ fut le seul à régler ses dépenses. Le général avait bien réclamé la carte. Quand on la lui présenta, il la considéra d’un air ironique ; puis, la rendant à l’hôtelier : "La belle France paiera la note", déclara-t-il.

J’ai été témoin, le 7 septembre 1914, d’un inventaire de la gare fait par un groupe de soldats allemands.

Ce fut avec un plan de la gare à la main que le chef arriva sur le quai. Sans hésitation aucune, il se rendit au bureau du chef de gare. Je perçus alors le bruit de meubles qu’on forçait. Le chef en sortait bientôt chargé de paperasses. Un coup d’œil sur le plan ; il se dirigeait ensuite vers la lampisterie, d’où il faisait enlever des bidons, contenant sans doute de l’essence, du pétrole.

Une autre indication du plan le conduisit finalement devant un hangar latéral, où il savait trouver un wagon d’épiceries. Ces marchandises appartenaient à l’Économat, sorte de coopérative des employés du chemin de fer. Ceux-ci, partis brusquement, n’avaient pas eu le temps de les enlever.

Pendant assez longtemps, j’entendis déclouer des caisses. Puis les hommes sortirent, les uns chargés de ballots, les autres portant des caisses pleines qu’ils s’en allèrent vider dans des automobiles stationnant sur la place.

Quelques soldats m’aperçurent et vinrent se planter en face de moi, grimpés sur la barrière qui longe la voie. Je crus qu’ils allaient m’interpeller. Il n’en fut rien. Ils jugeaient sans doute n’avoir pas à se gêner.

Le gros des Allemands quitta Arras le 8 septembre au matin. Au mépris du droit des gens, ils emmenaient notre corps médical militaire, nos infirmiers, nos blessés, voire nos infirmières de la Croix-Rouge.

La nuit suivante, 75 soldats, formant l’arrière-garde, partaient à leur tour. Mais auparavant, la horde avait mis à sac la citadelle, brisé à coups de hache les installations électriques de la Poste et fait copieusement ripaille au buffet de la Gare.

Un Allemand ivre, qui avait dormi dans un petit bureau d’octroi situé non loin de là, y laissa un carnet que j’ai eu entre les mains. Ce carnet portait le nom d’un soldat du Génie de la garnison d’Arras.

Ce dernier l’avait-il oublié par mégarde à la caserne, ou bien était-il un Allemand qui déserta à la dernière heure ?... Je ne saurais là-dessus me prononcer.

Toujours est-il que son carnet contenait bien des détails pouvant être nuisibles : dessins expliquant la composition de nos obus, plans de certains villages des environs d’Arras avec la hauteur des clochers, la hauteur de certains arbres isolés, toutes précisions pouvant servir de repères à l’artillerie.

D’après ce qui précède, on comprend que les Allemands n’aient pas trop tâtonné quand il s’est agi de bombarder Arras.

Mais avaient-ils décidé à l’avance d’assiéger la ville ?... Oui, certes, s’ils ne réussissaient pas à l’occuper.

La preuve en fut fournie par des papiers fort intéressants que nos goumiers trouvèrent sur le lieutenant von Bulow qu’ils tuèrent le 30 septembre 1914, à Boiry-Becquerelle, dans une de leurs chevauchées intrépides.

Quand l’ennemi, au début d’octobre, parvint à encercler Arras de trois côtés, il n’avait plus qu’à installer ses batteries sur des emplacements soigneusement choisis à l’avance : à Mercatel, à Beaurains, à Neuville-Vitasse, à Tilloy, à Fampoux, à la Targette, à Neuville-Saint-Vaast.

Louis DUCROCQ

Le Lion d’Artois, mercredi 23 février 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 92/2.