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La science et la cité future d’après-guerre

Carte postale noir et blanc montrant une pièce emplie de matériel scientifique. Par terre, un crocodile empaillé.

Collège Saint-Bertin. Saint-Omer. Cabinet de physique. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Fi 765 237.

Envisager la fin de la guerre en mars 1918 ? Cela peut sembler d’une évidence absolue. Pourtant, après plus de trois ans de combats, rien ne laisse présager pour les contemporains la sortie rapide du conflit. Certes, les États-Unis ont rejoint l’Entente en 1917, mais les Russes ont fait défection et les forces allemandes convergent vers le front Ouest pour obtenir une victoire rapide.

Ainsi, la fin de la guerre n’est certaine ni dans sa date ni dans son dénouement. Cependant, elle doit arriver, et il apparaît alors comme essentiel de penser à l’avenir. C’est ce que fait le naturaliste Alexandre Acloque.

Celui-ci est né à Auxi-le-Château le 12 janvier 1871. Il a publié de nombreux ouvrages de botanique, d'ornithologie et d'entomologie et a été rédacteur en chef du Monde des plantes. Domicilié à Wimereux à la veille de la guerre, il envisage, dans un article du Télégramme du 5 mars 1918, une forme de reconstruction placée sous le signe de la science en s’appuyant sur un écrit d’Edison d’avant-guerre. Quoi de plus normal, au lendemain d’un long XIXe siècle où la Révolution industrielle a transformé profondément les sociétés, où la machine a écrasé dans les rouages du progrès tant de pratiques manuelles et de certitudes centenaires ; cette "marche de la société", inexorable, n’aurait connu qu’une simple pause pendant la guerre avant de reprendre son cours.

Acloque présente à titre d’exemple quelques avancées scientifiques qui devraient structurer la reconstruction grâce à l’accroissement de la place de la machine, et le remplacement progressif de la force de travail humaine par celle plus régulière, plus productive, de la mécanique. Pourtant, ces bouleversements, loin d’être vus comme une simple avancée de la civilisation, créent chez Acloque une certaine appréhension. Les apports du progrès pourraient selon lui dénaturer les éléments, les travaux si poétiques, si inspirateurs d’émotion saine . La guerre se trouve alors révélatrice d’une rupture entre la vieille France, rurale et formée de petites unités de production, et la France moderne où la machine et la science devraient dominer. C’est cette rupture qu’exprime l’auteur, mêlée à la crainte du changement et à l’espoir d’un avenir plus radieux après la victoire.

Après la guerre. La science et la cité future

De même que l’homme ne reste pas identique depuis sa naissance jusqu’à sa mort, de même toute société humaine change depuis le moment où elle se forme jusqu’au moment où, par un excès de civilisation, elle se détruit elle-même et s’efface.
La guerre n’est qu’un accident qui arrête la marche de la société ; après la guerre tous les germes de changements qui s’étaient formés à la faveur de la paix feront de leur mieux pour se développer et croître.

Dans le domaine notamment du bien-être matériel, il faut nous attendre à des modifications importantes, dont, quelques semaines à peine avant l’effroyable cataclysme, le grand inventeur américain Edison traçait le bilan. En voici, à l’intention des lecteurs du "Télégramme", quelques échantillons : naturellement c’est la science qui en fera les frais.

La science, pour Edison, sera la nourrice exclusive de la société future. La science tuera et remplacera bien des organismes sociaux qui nous paraissent indispensables. Elle tuera, par exemple, les tailleurs, en leur substituant une machine qui, recevant de l’étoffe, du fil et des boutons, rendra des vêtements tout confectionnés. Pourquoi la science se montre ainsi l’ennemie personnelle des tailleurs plutôt que de tout autre corps de métier, je ne le sais pas exactement.

Il n’y aura plus, après la guerre, de meubles en bois ; tous seront en acier, extrêmement légers et d’un prix modique. Mais on appliquera sur le métal des peintures diverses qui imiteront tous les bois. Du coup, les compagnies d’assurances perdront la moitié de leurs revenus, puisque vos meubles seront incombustibles.

Plus de livres en papier, terribles repaires de microbes ; tous les livres seront imprimés sur nickel. Un livre en nickel de 40 000 pages n’aurait que 4 cm d’épaisseur, ne coûterait que 6 fr 25, et ne pèserait qu’une livre. Économie, hygiène, réduction du poids et du volume, voilà l’avantageux programme de la librairie au nickel. Peut-être aussi sur ces pages métalliques ne mettra-t-on plus que des pensées décentes.

Les instruments de l’agriculture actuelle, charrue, herse, houe, si poétiques, si inspirateurs d’émotion saine, seront relégués dans les vitrines des musées, avec d’autres vestiges d’un âge barbare, comme les arbres ou le charbon. Le fermier des rêves d’Edison cultivera la terre de loin, confortablement assis dans une cabine où il n’aura qu’à appuyer sur des boutons ou à manœuvrer les leviers.
Ne plus recevoir sur la tête la pluie ou le soleil, ne plus s’enfoncer jusqu’au genou dans les sillons, ne plus suivre de longues journées le cheval énergique ou le bœuf patient, ô paysans, que vous en semble ?

Voulez-vous ma pensée toute nue ? Je souhaite comme tout le monde voir l’après-guerre, et le plus tôt possible, avec une solide victoire, bien entendu ; mais je ne sais pas du tout, je n’oserais pas dire si je souhaite voir, dans la société, les transformations dont vous venez de lire l’énoncé. 

A. Acloque

Le Télégramme, mardi 5 mars 1918. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/29.