Après la guerre. La science et la cité future
De même que l’homme ne reste pas identique depuis sa naissance jusqu’à sa mort, de même toute société humaine change depuis le moment où elle se forme jusqu’au moment où, par un excès de civilisation, elle se détruit elle-même et s’efface.
La guerre n’est qu’un accident qui arrête la marche de la société ; après la guerre tous les germes de changements qui s’étaient formés à la faveur de la paix feront de leur mieux pour se développer et croître.
Dans le domaine notamment du bien-être matériel, il faut nous attendre à des modifications importantes, dont, quelques semaines à peine avant l’effroyable cataclysme, le grand inventeur américain Edison traçait le bilan. En voici, à l’intention des lecteurs du "Télégramme", quelques échantillons : naturellement c’est la science qui en fera les frais.
La science, pour Edison, sera la nourrice exclusive de la société future. La science tuera et remplacera bien des organismes sociaux qui nous paraissent indispensables. Elle tuera, par exemple, les tailleurs, en leur substituant une machine qui, recevant de l’étoffe, du fil et des boutons, rendra des vêtements tout confectionnés. Pourquoi la science se montre ainsi l’ennemie personnelle des tailleurs plutôt que de tout autre corps de métier, je ne le sais pas exactement.
Il n’y aura plus, après la guerre, de meubles en bois ; tous seront en acier, extrêmement légers et d’un prix modique. Mais on appliquera sur le métal des peintures diverses qui imiteront tous les bois. Du coup, les compagnies d’assurances perdront la moitié de leurs revenus, puisque vos meubles seront incombustibles.
Plus de livres en papier, terribles repaires de microbes ; tous les livres seront imprimés sur nickel. Un livre en nickel de 40 000 pages n’aurait que 4 cm d’épaisseur, ne coûterait que 6 fr 25, et ne pèserait qu’une livre. Économie, hygiène, réduction du poids et du volume, voilà l’avantageux programme de la librairie au nickel. Peut-être aussi sur ces pages métalliques ne mettra-t-on plus que des pensées décentes.
Les instruments de l’agriculture actuelle, charrue, herse, houe, si poétiques, si inspirateurs d’émotion saine, seront relégués dans les vitrines des musées, avec d’autres vestiges d’un âge barbare, comme les arbres ou le charbon. Le fermier des rêves d’Edison cultivera la terre de loin, confortablement assis dans une cabine où il n’aura qu’à appuyer sur des boutons ou à manœuvrer les leviers.
Ne plus recevoir sur la tête la pluie ou le soleil, ne plus s’enfoncer jusqu’au genou dans les sillons, ne plus suivre de longues journées le cheval énergique ou le bœuf patient, ô paysans, que vous en semble ?
Voulez-vous ma pensée toute nue ? Je souhaite comme tout le monde voir l’après-guerre, et le plus tôt possible, avec une solide victoire, bien entendu ; mais je ne sais pas du tout, je n’oserais pas dire si je souhaite voir, dans la société, les transformations dont vous venez de lire l’énoncé.
A. Acloque