Le document reproduit ici est conservé aux archives départementales du Pas-de-Calais, dans le fonds de l’abbaye d’Étrun, sous la cote 4 H 2. Il est daté de l’an de l’incarnation M et CC et XXX el mois de mai
, c’est-à-dire de mai 1230, et se présente sous la forme d’un chirographe sur parchemin, autrefois scellé de trois sceaux. La devise a été écrite en latin, sur le côté droit du parchemin : CYROGRAPHVM.
Transcription des dix premières lignes
Sacent cil ki sunt et ki à venir sunt ke jou, Agnes, par le grasce de Diu abeesce d’Estruem, et tous li couvens de cel meesme liu avons douné à rente par le consel Amouri le Cambier, borgois d’Arras, no wavaseur, toutes les teres, tant les demenes quant les soiestes, ke nous avons à Bailluel monsignor Bertoul. Ci après noumé li escris les rentiers ki les doivent et sor quoi ille doivent. Au commencement, Nicholas Cabregnars doit à cascune feste Saint Remi VI mencaus Artois de forment de rente, IIII deniers pieur de meilleur, et à cascun Noël VI capons, de trois mencaldées de terre kil tient, de cou gist el val Labeesce I mencaldée, et devant le cort Saint Veast I mencaldée, et el val de Fontaines I mencaldée. Item Martins Cabregnars doit VI mencaus Artois de forment de rente, I coupe mains, à cascune feste Saint Remi, et VI capons au Noel, le quarte part d’un capon mains, de trois mencaldées de terre kil tient, demie coupe mains, s’ensiet I mencaldée el val Labeesce, devant le cort Saint Veast I mencaldée, el val de Fontaines I mencaldée demie coupe mains. Item Maroie, le fille Warnier Cabregnart, doit VI mencaus et VI capons […]
Ancien français et picard
Il s’agit d’un bail à rente de terres situées à Bailleul-sir-Berthoult, accordé par l’abbaye d’Étrun à plusieurs particuliers. Le bail à rente (ou arrentement), très répandu au Moyen Âge, est un mode de concession de la terre intermédiaire entre la vente et la location. Le bailleur concède un bien foncier moyennant une rente annuelle fixée d’une manière définitive ; le preneur (et ses héritiers) jouissent du bien foncier tant que la rente est payée ; à défaut de paiement, le bien revient entre les mains du bailleur (ou de ses héritiers).
Le texte est rédigé en français, ce qui lui donne un intérêt historique particulier : il s’agit du plus ancien document original de ce genre parmi ceux que conserve notre dépôt d’archives (les actes plus anciens sont toujours rédigés en latin). Ce français présente parfois des difficultés de compréhension, qui s’ajoutent à celles de l’écriture, et certains passages méritent d’être traduits :
tant les demenes quant les soiestes
(tant les domaines que les soyettes),li escris les rentiers
(la liste des rentiers),sor quoi ille doivent
(sur quoi ils doivent),IIII deniers pieur de meilleur
(quatre deniers plus ou moins),demie coupe mains
(moins une demi-coupe),de cou gist
(lesquelles sont situées),le quarte part d’un capon mains
(moins le quart d’un chapon).
La présence de formes picardes ne présente en revanche aucune difficulté : Diu
(Dieu), liu
(lieu), borgois
(bourgeois), cascune
(chacune), capon
(chapon). Le cort Saint Veast
désigne la ferme que l’abbaye Saint-Vaast d’Arras possédait à Bailleul-Sir-Berthoult.
Étude des noms de lieux et de personnes
Sur le fond, le document est surtout intéressant pour l’étude des noms de lieux et des noms de personnes. Le village de Bailleul-Sir-Berthoult est ici désigné, pour la première fois, sous sa forme complète (avec référence au nom du seigneur) : Bailluel monsignor Bertoul
. Dans les actes plus anciens, il est simplement question de Bailleul. On précise parfois Bailleul près d’Arleux : apud Baillolium versus Allues
dans un acte de 1223 (4 H 2). On sait par ailleurs que le seigneur de Bailleul était bien un certain Bertoul à cette époque : Bertulphus, dominus de Bailliolo, miles
(1237), Bertouls, sires de Bailloel
(1240). Cette façon de préciser l’identité d’une localité en lui adjoignant le nom de son seigneur concerne d’autres communes du Pas-de-Calais : Villers-Sir-Simon, mais aussi Neuville-Vitasse et Noyelle-Vion.
Le document nous fournit une liste d’habitants, en premier lieu plusieurs représentants de la famille Cabregnart : Nicolas, Martin, Maroie (Marie), Marguerite, Jean et Warnier. On trouve ensuite les patronymes Garet, Carpentier, Postiau, Fardoule, Vavasseur, Petillon, Duflos, Deleruele et Ducroket. Certains noms de famille sont portés par plusieurs habitants : il s’agit donc de patronymes (héréditaires) et non plus seulement de surnoms individuels.
Microtoponymes
On y trouve également toute une série de microtoponymes : le Val l’Abesse, le Val de Fontaines, as Forkes Ernaut
(aux Fourches Ernaut), au tertre de Gohelle, au Puci, en Bertrival, en Vaumersart, le Bus Wauchier, au Bus Coupé, as Mors Houmes
(aux Hommes Morts), le més Saint Jehan
(la maison Saint-Jean). Tous ces noms ont disparu depuis longtemps, à une seule exception près : Puci, que l’on trouve encore, sous sa forme picarde Puchy
, dans le rôle du centième de Bailleul-Sir-Berthoult de 1779 (article 233). Ce rôle mentionne également un lieu nommé Bertonval
, qui est sans doute la forme altérée du Bertrival
de 1230.
Pour en revenir au nom du village, on aura compris que le mot sir
est ici le synonyme de seigneur
et qu’il devrait normalement s’écrire sire
. C’est effectivement l’orthographe adoptée dans les documents anciens :
Bailloeul sire Bertoul
dans le rôle du vingtième de 1761,Bailloeul Sire Bertout
dans celui du centième de 1779,Bailloeul Sire Bertoult
sur le plan cadastral napoléonien de 1818,Bailleul-Sire-Berthoult
dans le recensement de 1911.
Il est étrange que cette orthographe n’ait plus été respectée par la suite.