Au traumatisme des ruines succède la résignation (des habitants comme des réfugiés rentrés) à vivre dans des conditions très précaires : certains s’efforcent de reprendre une vie sociale et professionnelle tandis que d’autres, découragés, décident de quitter définitivement leur territoire. C’est au milieu de ce chaos que les municipalités s’emploient à trouver des solutions, tandis qu’élus et services s’attachent à appeler l’État à l’aide. Jusqu’en 1920, la priorité reste donnée à la reconstitution du sol et des cultures, à la réparation des grands axes routiers et ferroviaires pour l’acheminement des vivres et des matériels, et au redémarrage des établissements industriels.
Le décret du 16 novembre 1917, instituant un ministère du Blocus et des Régions libérées, a profondément transformé l’organisation centrale des services de reconstitution (qu’ils soient à caractère administratif, pour la réorganisation de la vie locale et la réparation des dommages de guerre, ou techniques, chargés de la reconstitution du sol, des habitations provisoires, etc.). Un second décret, le 23 janvier 1918, pris en application de la loi du 6 août 1917, crée l’Office de reconstitution agricole, qui doit faciliter la reprise par la remise en état des sols, et coordonner les achats de matériel, de bétail, d’engrais et de semences, avec des avances ou des indemnisations. Des missions de nivellement, de désobusage ou d’évacuation des débris et fils barbelés sont aussi organisées si nécessaire.
Au cœur des combats, le Pas-de-Calais a subi la destruction de la plupart de ses infrastructures. Ce sont en conséquence les conditions de reconstruction sociale et économique à mettre en place sur ce territoire qui sont abordées dans les colonnes de L’Artois renaissant, grâce à une interview du conseiller général Henri Bachelet. Celui-ci avait été conduit devant un conseil de guerre allemand à Bapaume pour mauvaise volonté à l'égard de l'occupant, puis déporté en Allemagne : sa récente libération et l’expérience retirée de ce périlleux séjour y sont aussi saluées.
Exploitant d’un important domaine à Vaulx-Vraucourt et conseiller général du canton de Croisilles depuis 1889, Henri Bachelet est surtout reconnu pour son action dans le monde agricole, à la suite de la fondation du syndicat agricole de l'arrondissement d'Arras en 1897. Co-fondateur de la caisse régionale de crédit agricole mutuel du Pas-de-Calais en 1899, il succède à André Évrard, en 1913, comme président de son conseil d'administration (jusqu’en 1930). Membre de la commission de répartition des avances de l'État au ministère de l'Agriculture, il sera élu comme délégué des caisses régionales de crédit agricole à la commission plénière de l'Office national du crédit agricole de 1921 à 1930, office qui se transformera en caisse nationale de crédit agricole en 1926.
Une conversation avec M. Bachelet
Un des correspondants parisiens du Lion d’Arras a eu l’agréable honneur de rencontrer récemment M. Bachelet, le sympathique conseiller général du Pas-de-Calais, dont on connaît l’actif dévouement à nos malheureux évacués. Aussitôt la conversation s’engagea et nos lecteurs en devinent aisément l’intérêt. Avec sa bonhommie coutumière, M. Bachelet se prêta à une interview dont nous sommes heureux de noter les idées principales.
Le Rédacteur. – J’ai lu avec grand plaisir le rapport si clair, si précis et si énergique que vous avez présenté à l’assemblée générale des syndicats agricoles du P. de C. Une fois de plus nos compatriotes ont constaté que votre long séjour parmi les Boches n’avait fait qu’accroître votre vif désir d’être sans cesse le défenseur, le soutien et le conseil de nos populations artésiennes et éprouvées.
M. Bachelet. –Nos régions libérées méritent plus que jamais qu’on s’intéresse à elles et que, sans retard, une aide efficace leur soit apportée. Voilà six fois que je parcours ces pays ravagés par la guerre. Malheureusement ma dernière tournée m’a mis à même de constater un certain découragement parmi nos malheureuses populations agricoles des pays libérés.
Les rapatriés, installés dans l’intérieur de la France, ne sont pas assez encouragés à rentrer ; un certain nombre ont obtenu des permis de séjour, mais lorsqu’ils ont constaté l’absence des baraquements provisoires, ils ne se décident pas à s’installer dans les ruines au moment où les rigueurs de l’hiver se font sentir. Il est à craindre, d’après les lettres que je reçois, que ces derniers n’abandonnent au bout d’un certain temps, l’idée de rentrer au pays natal.
Nous savons que les Boches ont retenu avec eux les meilleurs de nos compatriotes au point de vue moral, intellectuel et physique. Il y a donc nécessité urgente pour l’État d’encourager l’initiative privée dans les populations pour leur faciliter la reprise du travail, ainsi que de les aider par tous les moyens.
Jusqu’ici, les efforts administratifs n’ont pas donné, dans cette immense entreprise de recolonisation des régions envahies, tous les résultats que les populations se croyaient le droit d’en attendre. Cette situation rend d’autant plus importante la bonne et surtout la rapide solution des problèmes de la reconstitution des pays libérés, ainsi que la préparation de celle des pays envahis qui seront peut-être bientôt récupérés.Le Rédacteur. – Parmi les questions qu’il est indispensable de résoudre actuellement dans nos régions libérées, quelles sont à votre avis les principales ?
M. Bachelet. – Il me semble nécessaire de donner des acomptes sur les dommages de guerre, d’assurer le ravitaillement, de construire des abris provisoires, d’encourager les coopératives et de coordonner les efforts.
Le Rédacteur. – Voilà cinq points bien précis.
M. Bachelet. – Les acomptes sur les dommages qu’il y a urgence à verser ne sauraient être confondus évidemment pour leur évaluation avec celle des indemnités de guerre.
Les cultivateurs peu nombreux qui se sont réellement remis au travail ont rapidement employé les sommes minimes qu’ils ont sauvées.
Or, nous l’avons dit, en maintes circonstances cet argent ne leur rentrera qu’au bout de 15 à 18 mois. Cependant, il faut vivre, et ils vont être tentés de revendre les bestiaux qui leur sont donnés par les avances en nature.
Là où existent des coopératives de culture, des emprunts peuvent être contractés en vertu de la loi du 7 avril 1917. Mais le paysan répugne à contracter des dettes et il désire toucher un acompte en argent ; sans examiner de près les formalités à remplir, il craint les difficultés dans l’établissement des demandes.
Cependant, la loi du 5 juillet 1917 organise un système simple de constatations des dommages, qui n’impliquent qu’une visite contradictoire du sinistré et d’un expert de l’État, visite au cours de laquelle est dressé un état descriptif des immeubles sinistrés.
Les cultivateurs, pour se conformer à une circulaire qui a complété la loi, doivent formuler une évaluation de leurs pertes, mais comme ils craignent que ladite évaluation ne les lie pour leurs réclamations ultérieures, ils s’abstiennent de demander des fonds de roulement. Cependant, nous leur disons que leur inquiétude est vaine, car une avance provisoire qui, en venant s’ajouter aux avances en nature, ne doit pas dépasser la moitié de l’indemnité totale, ne peut exiger autre chose qu’une évaluation approximative. Il y a toujours assez de marge pour que l’État soit garanti.Le Rédacteur. – Le ravitaillement des familles et des animaux est indispensable. Tout doit manquer. Est-on arrivé à prendre actuellement des dispositions efficaces ?
M. Bachelet. – Oui, aujourd’hui, le ravitaillement est assuré ; chaque commune a un cheval et une voiture et peut aller faire ses achats au centre voisin.
Le Rédacteur. – Il faut à nos cultivateurs du bétail, des instruments aratoires, des semences et des engrais. Une commission départementale n’a-t-elle pas été nommée pour acheter et répartir des animaux domestiques ?
M. Bachelet. – Cette commission, composée de 4 membres nommés par M. le Préfet, a déjà acheté et distribué une centaine de chevaux et 150 vaches, qui ont été payés par les crédits mis à la disposition du département. Moi-même, je rentre de Bretagne où je suis allé acheter deux wagons de chevaux. Les cultivateurs sinistrés ont reçu tout ce qu’ils ont demandé. Quant aux instruments aratoires, nous avons passé d’importants marchés, mais nous nous préoccupons d’abord de faire remettre en état dans nos ateliers de la citadelle les quelques milliers d’instruments qui ont été retrouvés dans les pays libérés. 500 charrues ont déjà été réparées et revendues.
Le Rédacteur. – Le Pas-de-Calais a aussi, je crois, la bonne fortune de posséder des équipes de tracteurs automobiles.
M. Bachelet. – Cinq batteries, de 10 tracteurs automobiles chacune, travaillent dans nos plaines, elles ont déjà remis en culture 2 500 hectares.
Le Rédacteur. – Qu’a-t-on pu faire pour les semences d’automne ?
M. Bachelet. – À juste titre on s’est beaucoup préoccupé des semailles d’automne. Environ 500 hectares ont été ensemencés avec de l’orge et d’autres graines récoltées sur les terres cultivées par les Boches avant leur retraite. Le Gouvernement a fait parvenir du blé pour ensemencer environ 1 000 hectares. Les semences arrivent à Beaumetz-les-Loges où le capitaine Malpeaux assure la distribution.
Le Rédacteur. – La question des engrais préoccupe de plus en plus nos cultivateurs. Le syndicat agricole de Beaumetz-les-Loges a pris, il me semble, une excellente initiative.
M. Bachelet. – Il distribue un peu d’engrais. À mon avis, le manque d’engrais est aussi grave que le manque de main-d’œuvre agricole.
Le Rédacteur. – Avant de songer aux belles récoltes, le cultivateur doit penser à s’abriter.
M. Bachelet. – […] Il faut pouvoir mettre le personnel et les animaux à l’abri. Dans notre département où 40 communes peuvent être habitées depuis 5 à 6 mois, sur 2 000 baraques nécessaires, 110 sont montées et cependant les habitants ne demandent qu’à rentrer. À Courcelles-le-Comte, Moyenneville, Ayette, Bucquoy, les cultivateurs bravant les rigueurs de l’hiver s’installent dans des abris qu’ils édifient eux-mêmes afin de pouvoir semer quelques hectares de céréales.
Presque partout, des coopératives de culture sont prêtes à se former et les administrateurs s’attacheront à constituer les dossiers de demandes individuelles d’acomptes pour les membres de leur société. Il faut qu’ils soient aidés et cela par les professeurs d’agriculture, dont le rôle devient extrêmement important, je dirai même indispensable. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées s’emploient volontiers aux travaux de reconstruction des immeubles.Le Rédacteur. – Dans le relèvement de notre région, le rôle des coopératives doit être immense. Certaines contrées voisines, par exemple le Soissonnais et le Santerre, paraissent l’avoir mieux compris que l’Artois. Des sociétés de ce genre se sont-elles déjà fondées dans le Pas-de-Calais ?
M. Bachelet. – Oui, oui, nous avons 23 coopératives communales de culture, nouvellement fondées qui feront du bon travail.
La nécessité s’impose d’encourager les cultivateurs réunis en coopératives. […]Le Rédacteur. – D’ailleurs, chaque jour, la presse nous apprend la création de nouveaux rouages administratifs et de nouvelles organisations privées pour relever les régions dévastées.
M. Bachelet. – Lorsque l’on suit de près l’existence qui est faite aux sinistrés, on est frappé du nombre de personnes et de services qui collaborent à la même œuvre, sans se connaître.
Les administrations civiles et militaires paraissent s’ignorer réciproquement, malgré leur bonne volonté.
Voilà six mois que nous réclamons des militaires pour nettoyer le terrain et combler les trous d’obus ; les tracteurs, les semoirs perdent leur temps à tourner autour, et laissent des îlots remplis de mauvaises herbes et de chardons.
Ce manque d’organisation exaspère nos populations sinistrées ; elles souffrent au sujet des rapatriements de cultivateurs, des livraisons, des transports, des montages d’abris provisoires.
Le décret du 28 juillet 1917 amènera-t-il la coordination des efforts en établissant entre les divers départements de l’administration, une liaison étroite ? Jusqu’ici, l’application ne se fait pas sentir.
Le comité interministériel a nommé une commission exécutive chargée de l’exécution de ses décisions. Son rôle est énorme. Elle devra se documenter sur les besoins locaux, poser des questions. Ses délégués seront des agents de liaison entre les services centraux, les administrations départementales, militaires, professionnelles, économiques comme les coopératives de culture, et les sinistrés eux-mêmes aux prises avec les difficultés immédiates ; ils seront les guides locaux, les conseillers qui secondent les travailleurs et dissipent les mécontentements.
Il nous semble qu’en comprenant ainsi l’application du décret en question, le comité interministériel servirait bien le pays. […]Là s’arrête la conversation. Notre rédacteur prend congé de M. le Conseiller général qui saute dans un taxi pour aller au Musée social à une importante réunion d’organisation agricole.
D.
L’Artois renaissant, jeudi 13 décembre 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 92/2.