Le mécénat social est, encore aujourd’hui, une des missions secondaires de l’Académie française. Parmi les nombreux dons et subventions dont elle gère l’attribution, se trouvent les prix "Montyon", nés à l’initiative de Jean-Baptiste Auget (1733-1820), baron de Montyon, et qui remontent à la fin du XVIIIe siècle. C’est sur le budget de cette fondation que l’Académie française octroie en 1917 une série de prix à quarante familles nombreuses "vertueuses" françaises. Alors que le tribut humain d’une guerre dont on ne voit pas la fin est de plus en plus élevé et s’annonce sans précédent, l’attribution de ce type de prix vise à valoriser les foyers élevant de nombreux enfants qui permettront de compenser les pertes humaines et de renouveler la population française, afin de favoriser la reprise économique à l’issue de la guerre.
Située dans le canton de Desvres (Pas-de-Calais), la commune rurale de Bellebrune compte moins de 200 habitants en ce début de XXe siècle [ note 1]. C’est dans ce village, au hameau des Bourbettes, que résident Faustin Specq, ancien domestique de ferme à Belle-et-Houllefort devenu garde particulier d’Édouard de Rouvroy (propriétaire du château de la Villeneuve et maire de Bellebrune), son épouse Philomène Tallet, couturière, et leurs quinze enfants, dix filles et cinq garçons nés entre 1894 et 1912 (une seizième est décédée à deux ans en 1909).
Grâce au patronage de Madame de Rouvroy, ils font partie des familles nombreuses récompensées par le prix Montyon. À cette occasion, ils vont connaître les honneurs de la presse conservatrice, qui les présentent comme une famille travailleuse, chrétienne et humble afin de l’ériger en exemple (Le Télégramme, 5 septembre 1917). Le fils aîné, Faustin-René-Eugène Specq, a été blessé par balle au thorax à Estrées (Somme), le 20 juillet 1916. Tireur d’élite mobilisé de 1915 à 1919, il est cité à l’ordre du régiment à deux reprises, en 1917 et 1918, pour avoir avec sang-froid repoussé des offensives ennemies [ note 2] et se voit délivrer un certificat de bonne conduite à l’issue de la guerre.
Les vertus d'une race [ note 3]
Un prix Monthyon à Bellebrune
Bellebrune, coquet village juché sur l’un de nos plus riants plateaux du Boulonnais, entre les forêts de Desvres et de Boulogne, pays de cultivateurs laborieux, énergiques et paisibles, vient d’être tiré de sa quiétude coutumière par un événement qui, dans la tourmente actuelle, jette sa note réconfortante. La famille Specq, qui compte quinze enfants, apprenait qu’une des récompenses du prix Monthyon lui était accordée.
L’Académie française avait reçu, en ces derniers mois, plus de 400 dossiers venus de tous les points de France, tous recommandant les vertus de belles et grandes familles, aussi le choix fut-il affecté comme le dit M. René Bazin, "avec crainte et tremblement".
Les deux grands prix Étienne Lawy, de dix mille francs chacun, allèrent à la famille Camaz, de Sallanches (Haute-Savoie), d’un mérite exceptionnel, le second aux Verjat, de Buffères (Saône-et-Loire).
Quarante autres prix prélevés sur les fonds Montyon, récompensèrent des familles nombreuses parmi lesquelles celle de Faustin Specq, de Bellebrune.L’un des plus dévoués amis du Télégramme, qui s’était employé à faire obtenir une récompense à ces braves gens, m’offrit récemment d’aller à eux car je voulais leur porter notre témoignage de sympathie et nos félicitations.
Journée splendide, au ciel bleu incomparable du Boulonnais, si apprécié des peintres de la nature, un calme à peine troublé par un coup de canon pouvant détourner nos pensées du recueillement instinctif que l’homme éprouve devant l’immensité des blés jaunis, des prés encore bien verts et d’un horizon sur lequel s’estompent des bois dont les formes harmonieuses semblent se fondre dans le style particulier du paysage. Un tour de piste dans un parc d’un charme rustique incomparable et nous sommes au château de Bellebrune, chez Madame la baronne de Rouvroy dont le mari mobilisé, se faisait honneur d’être maire de ce coquet pays, où il représente, avec les siens, une grande autorité sociale écoutée, respectée, aimée.
En vérité, la très distinguée châtelaine de Bellebrune soupçonna de suite le but de notre visite au pays et comme nous la félicitions d’avoir réussi à enlever pour ses protégés, un prix envié pour le haut témoignage de vertu qu’il récompense, Madame de Rouvroy nous déclara tout net que, seuls, les mérites de Specq et le désir d’honorer aussi le village, avaient fixé le choix de l’Académie.
Pendant qu’on va chercher Specq qui vaque à ses occupations dans le voisinage, Madame de Rouvroy nous dit tout le bien qu’elle pense de cette belle famille. Le père et la mère travailleurs honnêtes et consciencieux, très jeunes encore et vigoureux, de bonne race terrienne boulonnaise, ont élevé, avec la plus grande peine et les meilleurs soins, dans un pur esprit chrétien, seize enfants qui tous furent reçus avec joie et toujours aimés à mesure qu’ils étaient plus nombreux ; la perte du onzième, une fillette de trois ans et demi fut, pour tous, un deuil qui longtemps plana sur ce foyer si uni.
Le père, Faustin Specq, est un rude travailleur, de caractère réservé, et tout à sa besogne ; durant des années, il porté seul la charge de faire vivre la maisonnée. Son passé est tout de labeur et de probité.
La mère est bonne et douce, c’est une femme profondément chrétienne comme savent l’être nos Boulonnaises. Son dévouement et son exemple font l’union complète des cœurs dans cet humble foyer.
Les quinze enfants s’adorent et l’aîné – qui est au front – reçoit des uns et des autres des attentions affectueuses qu’il rend largement. Tous sont d’une tenue irréprochable et ne donnent pas un souci inutile à leurs parents.Le prix Monthyon, nous dit notre interlocutrice, est le bienvenu dans cette belle maisonnée et tout notre village – où l’on sait s’entraider – applaudit au choix de l’Académie.
Mais voici Faustin. Nos compliments tout d’abord l’embarrassent, Monthyon et l’Académie française lui paraissent choses un peu impénétrables. On est venu lui annoncer son prix et il a été étonné du choix car il y a d’autres grandes familles dans le pays et il comprend que c’est non seulement lui qu’on honore, mais aussi les Pâques, les Noël, les Dacquin, les Fayolle, les Joly et combien d’autres foyers nombreux.
En nous conduisant à sa maisonnette presqu’enclose dans les arbres au revers d’un coteau, un peu à l’écart du village, Faustin Specq nous fait l’éloge de sa digne compagne, parle longuement de ses enfants dont il loue l’ardeur au travail et le parfait accord.Madame Specq est chez elle avec quelques-uns de ses enfants qui partagent ses travaux journaliers. D’aspect ouvert, elle nous dit toute sa joie de mère de voir l’union intime du foyer récompensée. Pour un peu, elle ne s’attribuerait aucun mérite, les enfants sont si gentils, le père si travailleur. Mère, elle s’oublie devant les siens ; elle voudrait nous les présenter tous, mais les plus jeunes, de délicieuses jumelles, ne sont pas à la maison. Nous les rencontrerons tout à l’heure, timides et charmantes avec leur petite marraine, la plus jeune fille de Madame de Rouvroy, qu’elles adorent.
L’aîné, le "poilu" a été blessé : il vient de remonter en première ligne, à cette seule pensée, une larme monte aux yeux de cette femme admirable, dans toute la grandeur de sa simplicité.
L’intérieur est d’une propreté incomparable, on y respire une atmosphère de pure joie puisée dans la pratique quotidienne des vertus chrétiennes.En prenant congé de ces braves gens, après leur avoir exprimé toute la part que nous prenons à leur joie, nous revenons à Boulogne en commentant nos impressions sur cette visite dans laquelle nous avons trouvé une saine émotion.
J’ai vu, plus tard, M. Bonnart qui, en l’absence de M. de Rouvroy, gère cette commune. Il m’a dit toute sa joie de l’honneur échue à Bellebrune et qui, dans la forme où le prix Montyon a été donné à Specq, constitue un hommage au département du Pas-de-Calais qui compte, chaque année, le plus fort coefficient de France en nouvelles naissances. Nos familles rurales sont un peu isolées, mais dans chacune d’elles l’entr’aide est si puissante et si féconde que l’arrivée d’un enfant y est saluée avec joie par tous les membres du foyer.
Ce sont les familles nombreuses, ne l’oublions pas, qui ont sauvé la France, ce sont elles qui lui permettront de relever ses ruines. Il convient de les honorer et c’est ce que le Télégramme a voulu faire aujourd’hui, en consacrant une large place au lauréat du prix Montyon, à Faustin Specq, le brave père de famille de Bellebrune, en Bas Boulonnais.
Edmond EQUOY
Le Télégramme, mercredi 5 septembre 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/28.
Notes
[ note 1] Archives départementales du Pas-de-Calais, M 3598 : liste nominative de recensement de population de Bellebrune, 1911.
[ note 2] Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 R 9339 : feuillet matricule n° 2491 de Faustin Specq.
[ note 3] La notion de "races humaines" fut employée à partir de la fin du XVIIe siècle à des fins colonialistes, politiques, idéologiques ou religieuses, pour tenter d’établir des classifications internes à l’espèce humaine sur des critères morphologiques ou culturels. Depuis le milieu du XXe siècle, les études scientifiques ont démontré que l’utilisation de ce vocable, et des systèmes de classification qu’il désignait, n’ont biologiquement aucune pertinence. Dans le contexte de l’époque, le vocable "race", utilisé dans cet article avec une connotation positive, est à entendre comme désignation d’un groupe en particulier : la population du Boulonnais.