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Les conférences de la Société de géographie de Boulogne

Du 9 au 16 décembre 1917, la société de géographie de Boulogne donne une nouvelle série de conférences sur deux thèmes bien distincts : l’enseignement dispensé dans les écoles allemandes et la nécessité de souscrire à l’emprunt national (la troisième campagne nationale vient de débuter le mois précédent).

Ces sujets sont respectivement traités par le vice-président Robert Barlet, également principal du collège Mariette de Boulogne-sur-Mer, et par Georges Francq, secrétaire de l’association et professeur d’histoire au collège d’Arras depuis 1892.

Ce type d’intervention publique, devenu régulier depuis mai 1916 dans le Boulonnais, est largement plébiscité par le public, comme le confirment les statistiques de fréquentation de ce nouveau cycle de décembre 1917 :

Ces sujets […] ont été traités dimanche 9 par M. Barlet à Étaples et par M. Francq à Marquise dans des salles aux proportions restreintes mais combles, puis par tous deux jeudi 13, au "Foyer du Soldat" de Boulogne, où se pressaient plus de 300 auditeurs militaires ; samedi 15 à Berck-Plage devant un public de 500 personnes et enfin dimanche 16 au Portel où près de 1 000 auditeurs, dont un grand nombre debout, emplissaient attentifs et vibrants, la vaste salle des fêtes.  [ note 1

Les sujets sélectionnés pour les conférences proposent essentiellement une analyse géopolitique de la situation des États engagés dans le conflit : elles rappellent naturellement le rôle essentiel des Alliés (la Serbie le 26 novembre 1916, les colonies britanniques le 11 janvier 1917, la Russie le 22 mars 1917, etc.), mais pointent également les enjeux des ennemis (les colonies allemandes le 8 février 1917 par exemple). 

Alors que les éditeurs d’atlas et de livres de géographie ont stoppé leur production dans l’attente du dénouement, la société de géographie de Boulogne entend apporter des clés pour appréhender les enjeux stratégiques de la guerre.

Le compte rendu publié dans La France du Nord des 19 et 20 décembre se termine d’ailleurs par un rappel de la philosophie sous-tendant l’ensemble des conférences, l’inéluctabilité d’une guerre imposée à la France nécessitant la foi en la patrie et le consentement au sacrifice, et l’importance des enjeux agricoles, industriels et financiers pour le relèvement.

Boulogne. Société de géographie     

 

Une mission officielle dans les écoles de la Kultur : (Comment l’Allemagne élève ses futurs hommes et ses futures femmes pour la guerre et l’après-guerre) par M. Robert Barlet, vice-président.

Communication sur les raisons de souscrire au 3ième emprunt et aux bons et obligations de la Défense nationale par M. H. Francq, secrétaire général. […]

M. Francq s’est acquitté de cette mission avec une documentation, une clarté et une force qui ont fait passer dans les esprits la conviction et la décision. Il souleva un véritable enthousiasme par la façon vraiment éloquente avec laquelle il exposa son thème.

Sagement inspiré par la probabilité de dépassement du chiffre fixé pour l’emprunt, après avoir montré tous les avantages pécuniaires de cette souscription, il a insisté sur les avantages moraux et à côté des séductions de l’intérêt a fait entendre les grandes leçons du devoir. […]

Quant à M. Barlet, dont l’éloquence est faite de bonhomie spirituelle, alliée à la documentation la plus complète, ce qui en fait un causeur délicieux, il paraît évident, d’après ce qu’il a vu sur place et d’après les leçons de la guerre, que l’éducation allemande qui avait préparé les combattants d’aujourd’hui, préparera également demain des adversaires redoutables sur le terrain économique, si ce n’est plus sur le terrain militaire. M. Barlet, chargé d’une mission officielle, s’est rendu en Allemagne quelques années avant la guerre et il a pu se rendre compte des méthodes allemandes d’enseignement.          

L’éducation allemande n’est pas, comme l’éducation française, une substitution de professeurs, spécialisés mais paternels, à la famille qui ne peut prétendre donner une éducation et une instruction complète à chaque enfant. C’est la mainmise de la méthode et de la discipline en vue de la plus grande Allemagne, avec la conviction que la force est tout et que d’ailleurs ses nombreux fils ont droit à plus de place au soleil, quitte à la prendre, que les enfants en nombre restreint des peuples inférieurs, à commencer par la France ; car l’Allemand de même qu’il se croit le plus fort, se croit aussi le plus intelligent et le plus méritant. Pour développer ces idées de force et d’autorité, le professeur allemand donne d’abord la conviction de son infaillibilité ; spécialisé pour les matières qu’il enseigne, jouissant dans sa classe, où l’élève a l’attitude d’un soldat dans le rang, d’un prestige qui se traduit par l’obéissance la plus passive, il est d’autant plus respecté qu’il rend impossible l’inexécution de ses ordres ; le matériel scolaire est conçu de façon à ce que l’élève ne puisse pas évoluer dans d’autres directions que celles qui sont prescrites, une barre séparant chaque place au milieu ; il est défendu d’enjamber une rampe ; cette défense est d’autant plus observée que des ornements, sur la rampe même, empêchent d’y glisser. On ne voit pas une tache d’encre à terre, parce que l’encrier siphoïde suit le mouvement de la table quand on le renverse ; et M. Barlet cite encore de nombreux faits prouvant que l’obéissance en Allemagne est obtenue méthodiquement par les moyens pratiques employés pour la rendre inévitable.

Entrant dans le détail des différentes classes, des programmes et de la façon dont ils sont appliqués, le conférencier montre, à côté de l’autorité du professeur, l’inflexibilité des examens de passage d’une classe dans une autre. Si l’élève n’est pas capable d’entrer dans la classe supérieure "il garde sa casquette", c’est-à-dire qu’il doit redoubler sa classe, chaque classe ayant une casquette de couleur différente. Il est arrivé que des écoliers se sont suicidés, désespérés de devoir porter ce signe extérieur de leur infériorité. […]

M. Barlet rapporte qu’une dame à Spandau lui parla de Sedan "un pays si intéressant pour un Allemand, mais qui l’est beaucoup moins pour vous". C’est un professeur qui demande : "Que pensez-vous de "notre" Alsace" et qui s’étonne que son interlocuteur conteste le possessif. Mais le record de la muflerie revient sans conteste à cet instituteur de Siegen qui prétendait, déjà ! que "notre pays étant mal organisé, il serait bon qu’on le fît gouverner par le fils aîné de l’empereur d’Allemagne !".

Un autre enfin disait à M. Barlet : "Nous sommes plus forts que la France, pourquoi s’étonne-t-elle que nous la traitions selon sa faiblesse ? Nous la traitons comme elle traiterait l’Espagne (sic). Vous n’avez plus d’enfants et nous voulons coloniser, parce que nous en avons et qu’il nous faut des débouchés". Sur quoi M. Barlet lui répondit que la force ne réside pas toujours dans le nombre et que notre élan valant bien leur discipline automatique, il n’est pas bien sûr que si la guerre recommençait ils s’en tireraient de même façon. L’honorable conférencier était bon prophète, témoin de la Marne et Verdun et tant d’autres victoires de l’actuelle Grande Guerre.

À noter enfin la suggestion continuelle des idées de supériorité intellectuelle et même physique, qui font que l’Allemand finit par se croire, en réalité, supérieur à tous égards, non seulement parce qu’on le lui a dit et qu’on l’a ainsi élevé, les hommes pour la guerre, les femmes pour la race. Il faut aussi noter que les gymnases de femmes sont dirigés par des hommes, mais parce qu’on l’a mis dans cet état d’esprit par des méthodes et des raisonnements dont ni sa pensée, ni ses actes, ne se peuvent déshabituer.

Dans le matériel d’enseignement même, les dimensions démesurément grossies de l’œil, de l’oreille qu’il étudie dans le cabinet d’histoire naturelle lui donnent l’illusion d’être lui-même un être surhumain.

Dans l’explication des textes français, nos poésies patriotiques sont le prétexte de servir d’exemple à notre "présomption". Le Conscrit de 1813, d’Erckmann-Chatrian, qui débute par des pages à la gloire de Napoléon Ier, donne lieu à une comparaison entre le grand Empereur et le vaincu de 1870. Il faudrait tout citer de cette substantielle causerie et la place nous est limitée.

Dans sa conclusion, M. Barlet a lu des passages d’une lettre de M. Clemenceau et des passages de la lettre pastorale de Mgr Julien, évêque de Boulogne. Il a montré comment, en face de l’ennemi encore dressé, l’Union sacrée est, non pas désirable, mais réelle. Il a lu aussi quelques lignes du discours de Guillaume II lors de son entrée orgueilleuse à Jérusalem et a montré combien l’éloquence aux allures pacifistes et généreuses du Kaiser contrastait avec la fourberie de ses intentions réelles.

Faisant ressortir la haute pensée morale de la prise de Jérusalem, d’où sont parties les préceptes supérieurs "Aimez-vous les uns les autres" et "Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté", il a conclu qu’il fallait conserver toute sa vigilance même – et surtout – après la guerre, en face d’un peuple qui ne désarmera pas, même battu, qui continuera à être obstinément prolifique, et il a fait applaudir cette péroraison : "On ne fera taire la voix des capons que par les chansons des berceaux".

L’ovation faite aux orateurs leur a montré qu’ils ont été compris. […]

Il est à souhaiter d’autre part que des manifestations telles que celles dont nous venons de donner le compte rendu se renouvellent souvent partout où cela sera possible. Ainsi seront mises en lumière comme le demande le ministre de l’Instruction publique :

  1. la nécessité, contestée avec perfidie par nos ennemis, où nous nous sommes trouvés d’accepter une guerre que nous n’avons pas voulue ;
  2. les crimes et dévastations dont les Allemands se sont rendus coupables ;
  3. l’effort de tous nos Alliés pour défendre la cause de la justice et de l’humanité, effort nié ou volontairement déprécié par ceux qui se font, en cette occasion, les auxiliaires de l’ennemi ;
  4. l’impossibilité pour nous de déposer les armes avant d’avoir obtenu la victoire réparatrice, qui ne saurait être douteuse si l’on compare les forces en présence ;
  5. les raisons d’accepter sans récriminations les restrictions imposées dans l’ordre économique par le simple bon sens et la plus élémentaire prévoyance ;
  6. l’importance de plus en plus grande de la production agricole, industrielle, commerciale qui assure par surcroît un bénéfice considérable à quiconque travaille ;
  7. l’utilité de l’épargne individuelle pendant la période de gros salaires et des gros bénéfices en vue du retour à la vie normale, alors que ceux qui n’auront pas su économiser risqueront de se trouver sans la gêne.

Disons enfin qu’ont été distribués par les conférenciers les tracts édités par "La Conférence au Village" (4 rue Sainte-Anne à Paris), dont les titres seuls sont déjà une indication : Ce que voudrait l’Allemagne… Ce que nous n’acceptons jamais. – La liberté et la paix allemande. – N’oubliez pas !

Nous n’oublierons pas ! 

F. L.

La France du Nord, jeudi 19 décembre 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 16/96.

Notes

[ note 1] La France du Nord, jeudi 19 décembre 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 16/96.