Archives - Pas-de-Calais le Département
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Les hommes de bronze de Rodin

Photographie noir et blanc montrant un groupe de personnages en bronze sur un piédestal.

Le monument des Bourgeois de Calais avant son enlèvement en 1918. Photographie. Archives départementales du Pas-de-Calais, 43 Fi 442.

Auguste Rodin s’éteint le 17 novembre 1917 à Meudon, léguant l'ensemble de ses œuvres à l'État. La guerre faisant rage, seul un petit cercle d’amis, de secrétaires, de médecins et d’officiels assistent à sa mise en bière. C’est dans un caveau surmonté du "Penseur", dans le jardin de la villa des Brillants, que sa dépouille rejoint celle de sa femme Rose, disparue quelques mois avant lui. 

Coïncidence, Le Télégramme publie le jour même de son décès un article consacré aux Bourgeois de Calais, cette œuvre qui, comme Le Baiser ou Le Penseur, a assuré une notoriété mondiale à l’artiste.

À la suite de plusieurs désaccords avec le comité chargé de la commande, Rodin met plus de dix ans avant de livrer Les Bourgeois de Calais. Le dernier point de discorde entre l’artiste et la municipalité porte sur le piédestal sur lequel est posé le groupe de personnages : pour le sculpteur, le choix d'un piédestal doit permettre aux bourgeois de se dégager sur le ciel, à la condition que l’œuvre soit placée très haut et dans un endroit dégagé. Mais la municipalité ne partage pas cette vision.

Devant les hommes de bronze

Au cours de cette longue guerre, d’innombrables étrangers, qui ignoraient complètement Calais, sont venus faire sa connaissance. Pour un grand nombre se fut une révélation ; car généralement on attribuait, à notre modeste chef-lieu de canton, une importance plutôt secondaire. La plupart des géographies élémentaires n’en citaient même pas le nom, se bornant, dans la nomenclature des quatre-vingt-six départements, à ne citer que les préfectures et sous-préfectures dont nous n’avons pas l’honneur d’être. Et le nom de Calais ne parvenait à la connaissance des écoliers qu’à la faveur des récits anecdotiques inclus dans les Histoires de France, la géographie n’en ayant cure.
Mais la cité des "Bourgeois de Calais" était, à l’époque où se place le récit de l’héroïque dévouement d’Eustache de Saint-Pierre et de ses compagnons, qu’une ville peu populeuse, considérablement moindre sous tous rapports que la ville que nous connaissons aujourd’hui et que nos alliés ont appris à connaître.

Mais laissons les considérations et arrivons plutôt au point où nous voulons en venir. Il s’agit précisément du groupe artistique où le Maître Rodin a immortalisé par le bronze, le dévouement de nos six bourgeois.

Ces visiteurs, qui sont venus à l’occasion des flux et reflux provoqués par la guerre, découvrir Calais n’ont pas manqué de stationner quelques instants au pied du monument, émettant des avis dissemblables dans lesquels était critiqué, le plus souvent la fâcheuse manière dont ce groupe, fait pour être placé au ras du sol, a été hissé sur un piédestal inopportun.
On se souvient de l’avis du Maître lui-même qui, toujours, protesta avec énergie contre la manière de sabotage infligée à ses Bourgeois.
Nous savons que M. le Maire de Calais au cours d’une interview prise il y a quelques mois, a convenu volontiers de l’erreur commise à ce sujet par une municipalité antérieure et a promis de corriger, après la guerre, la bévue essentiellement antiartistique du piédestal.
Voilà qui sera bien et l’Œuvre de Rodin, le chef-d’œuvre pourrions-nous dire, prendra du coup une autre physionomie qui séduira davantage les amateurs d’art.       

Que de discussions ont été suscitées par la manière du Maître à qui Calais est redevable du Groupe de ses Bourgeois. Il faut toutefois convenir que l’impression initiale qu’il produisit, lorsqu’il fut inauguré voici un quart de siècle, s’est beaucoup modifiée par la suite et qu’on a fini par comprendre la beauté artistique du monument.         

Il vient d’être du reste de nouveau cité à l’occasion de l’Exposition des Œuvres de Rodin qui s’est ouverte, ces jours-ci à Paris, rue de la Boétie, dans la galerie Haussmann. Une soixantaine de bronzes y représentant le Maître, depuis la période des soldats jusqu’à l’heure où l’artiste suivant le mot du grand critique d’art du "Temps" notre confrère Thiébault-Sisson, ayant épuisé le pathétique, se tourna vers la morbidesse et substitua, comme moyen d’expression, le marché au bronze. Durant cette fiévreuse période, longue d’un quart de siècle, écrit notre confrère, et qui va de "l’âge d’Airain" au "Victor Hugo", même préoccupation, en tout, de la puissance expressive, obtenue par une notation aussi attentive que possible des caractères essentiels de la forme, et c’est bien là l’une des caractéristiques, pouvons-nous ajouter, du monument du Jardin Richelieu.

À mesure pourtant qu’il avance, sa manière se fait moins tendue. A la force il joint de plus en plus la souplesse et rien n’atteste mieux son évolution, au dire du grand critique, que la longue série de dessins dans lesquels il s’est complu à retracer, d’un trait continu, les attaches des membres sous l’enveloppe moelleuse de la chair.

Regardez attentivement ces dessins et vous comprendrez mieux encore, après en avoir savouré la justesse et l’audace, toutes les délicatesses apportées par Rodin dans son interprétation de la forme. Il y a là, dans la série des petits bronzes, une trentaine de pièces  ̶  groupes d’enfants, silhouettes graciles de jeunes femmes, nymphes, pleureuses, etc.  ̶  qui ne valent pas moins par la grâce que par la solidité, et dont la fraîcheur et la délicatesse sont exquises. Quant aux œuvres plus importantes, représentées soit comme "l’Age d’Airain", par des pièces aux dimensions de la nature, soit par des épreuves réduites, comme le "Penseur" et le "Baiser", ou les "Bourgeois de Calais",  ̶  toutes épreuves de choix,  ̶  vous ne vous lasserez pas de les contempler. Elles donnent de la période la plus active du Maître une impression saisissante. Jamais occasion ne s’est présentée, comme celle-ci, de l’étudier, de le comprendre et de l’aimer.

Les Calaisiens de passage à Paris ne manqueront pas d’en profiter.

Pharos                                                            

Le Télégramme, samedi 17 novembre 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/28.

La solution retenue par la municipalité, un socle peu élevé et entouré d'une grille, ne satisfait pas du tout l’artiste, et, comme rappelé dans l’article, Rodin finit par préférer l'absence totale de piédestal : les bourgeois se voient ainsi intégrés de plain-pied dans la communauté civique contemporaine. En les plaçant sur un même niveau, il rompt avec la traditionnelle composition pyramidale du monument commémoratif ; il oblige le public à tourner autour pour en apprécier tous les angles. C'est cette présentation qu’il impose pour la copie du groupe installée à Londres en 1911 et que le musée Rodin respectera en érigeant une autre copie de l'œuvre dans ses jardins.

Arrivée à Calais le 24 mai 1895, pour une inauguration officielle le 3 juin, place de l’Hôtel-de-ville, l’œuvre est en revanche installée sur le socle prévu par la municipalité, sur le terre-plein du jardin Richelieu. Comme le souligne l'article, Rodin est mort trop tôt pour voir réparer cette erreur.

Rodin et Calais

C’est avec une pénible surprise qu’on a appris, à Calais, la mort d’Auguste Rodin, le grand sculpteur. Par une pénible coïncidence, le matin même de la mort de Rodin, nous écrivions dans le "Télégramme" un article où précisément nous nous occupions de l’œuvre et de la manière du maître. Tout en le sachant alité à la suite de maladie, nous étions loin de nous attendre à la nouvelle qui devait parvenir à Calais dans l’après-midi.

Rodin sera mort trop tôt pour voir réparer, comme on le lui avait promis, la lourde erreur antiartistique et anti-esthétique commise à l’occasion de son groupe, l’une de ses œuvres maîtresses, érigé sur le terre-plein du jardin Richelieu.
On sait que M. le Maire de Calais avait pris un intérêt particulier à la réparation de cette grave faute commise à l’égard du maître par une municipalité antérieure.

Rodin, dans les indications qu’il avait données au sujet de la façon dont devait être traité son groupe des dix Bourgeois de Calais lors de la mise en place sur l’une de nos voies publiques, avait formellement banni tout piédestal. À peine admettait-il un soubassement assez peu élevé pour qu’on pût contempler les personnages de son groupe comme s’ils avaient été au même niveau que les passants, se mêlant en quelque sorte à la foule et à la vie quotidienne de la cité.
Ainsi auraient-ils produit toute l’impression si puissamment émouvante qui doit se dégager d’eux. Au lieu de cela, par une aberration qui n’a pas de nom, la municipalité qui administrait Calais à l’époque où remise fut faite à la ville de l’œuvre magistrale, commit la bêtise, ce mot n’a rien d’excessif, de vouloir agir à sa tête sans tenir aucun compte des indications du maître.

Ce fut une des grandes tristesses de la vie de Rodin qui ne pardonna jamais cette manière de sabotage commise envers son chef-d’œuvre.   
La municipalité actuelle, mieux éclairée, avait laissé entendre qu’immédiatement après la guerre on s’occuperait de corriger la lourde faute d’art commise il y a un quart de siècle.

Le monument des Bourgeois de Calais sera descendu du piédestal dont la "massivité", la lourdeur et les proportions exagérées choque quiconque aperçoit le monument pour la première fois.
La mise à exécution de cette promesse sera un acte de réparation.

Pharos

Le Télégramme, lundi 19 novembre 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/28.