Devant les hommes de bronze
Au cours de cette longue guerre, d’innombrables étrangers, qui ignoraient complètement Calais, sont venus faire sa connaissance. Pour un grand nombre se fut une révélation ; car généralement on attribuait, à notre modeste chef-lieu de canton, une importance plutôt secondaire. La plupart des géographies élémentaires n’en citaient même pas le nom, se bornant, dans la nomenclature des quatre-vingt-six départements, à ne citer que les préfectures et sous-préfectures dont nous n’avons pas l’honneur d’être. Et le nom de Calais ne parvenait à la connaissance des écoliers qu’à la faveur des récits anecdotiques inclus dans les Histoires de France, la géographie n’en ayant cure.
Mais la cité des "Bourgeois de Calais" était, à l’époque où se place le récit de l’héroïque dévouement d’Eustache de Saint-Pierre et de ses compagnons, qu’une ville peu populeuse, considérablement moindre sous tous rapports que la ville que nous connaissons aujourd’hui et que nos alliés ont appris à connaître.
Mais laissons les considérations et arrivons plutôt au point où nous voulons en venir. Il s’agit précisément du groupe artistique où le Maître Rodin a immortalisé par le bronze, le dévouement de nos six bourgeois.
Ces visiteurs, qui sont venus à l’occasion des flux et reflux provoqués par la guerre, découvrir Calais n’ont pas manqué de stationner quelques instants au pied du monument, émettant des avis dissemblables dans lesquels était critiqué, le plus souvent la fâcheuse manière dont ce groupe, fait pour être placé au ras du sol, a été hissé sur un piédestal inopportun.
On se souvient de l’avis du Maître lui-même qui, toujours, protesta avec énergie contre la manière de sabotage infligée à ses Bourgeois.
Nous savons que M. le Maire de Calais au cours d’une interview prise il y a quelques mois, a convenu volontiers de l’erreur commise à ce sujet par une municipalité antérieure et a promis de corriger, après la guerre, la bévue essentiellement antiartistique du piédestal.
Voilà qui sera bien et l’Œuvre de Rodin, le chef-d’œuvre pourrions-nous dire, prendra du coup une autre physionomie qui séduira davantage les amateurs d’art.
Que de discussions ont été suscitées par la manière du Maître à qui Calais est redevable du Groupe de ses Bourgeois. Il faut toutefois convenir que l’impression initiale qu’il produisit, lorsqu’il fut inauguré voici un quart de siècle, s’est beaucoup modifiée par la suite et qu’on a fini par comprendre la beauté artistique du monument.
Il vient d’être du reste de nouveau cité à l’occasion de l’Exposition des Œuvres de Rodin qui s’est ouverte, ces jours-ci à Paris, rue de la Boétie, dans la galerie Haussmann. Une soixantaine de bronzes y représentant le Maître, depuis la période des soldats jusqu’à l’heure où l’artiste suivant le mot du grand critique d’art du "Temps" notre confrère Thiébault-Sisson, ayant épuisé le pathétique, se tourna vers la morbidesse et substitua, comme moyen d’expression, le marché au bronze. Durant cette fiévreuse période, longue d’un quart de siècle, écrit notre confrère, et qui va de "l’âge d’Airain" au "Victor Hugo", même préoccupation, en tout, de la puissance expressive, obtenue par une notation aussi attentive que possible des caractères essentiels de la forme, et c’est bien là l’une des caractéristiques, pouvons-nous ajouter, du monument du Jardin Richelieu.
À mesure pourtant qu’il avance, sa manière se fait moins tendue. A la force il joint de plus en plus la souplesse et rien n’atteste mieux son évolution, au dire du grand critique, que la longue série de dessins dans lesquels il s’est complu à retracer, d’un trait continu, les attaches des membres sous l’enveloppe moelleuse de la chair.
Regardez attentivement ces dessins et vous comprendrez mieux encore, après en avoir savouré la justesse et l’audace, toutes les délicatesses apportées par Rodin dans son interprétation de la forme. Il y a là, dans la série des petits bronzes, une trentaine de pièces ̶ groupes d’enfants, silhouettes graciles de jeunes femmes, nymphes, pleureuses, etc. ̶ qui ne valent pas moins par la grâce que par la solidité, et dont la fraîcheur et la délicatesse sont exquises. Quant aux œuvres plus importantes, représentées soit comme "l’Age d’Airain", par des pièces aux dimensions de la nature, soit par des épreuves réduites, comme le "Penseur" et le "Baiser", ou les "Bourgeois de Calais", ̶ toutes épreuves de choix, ̶ vous ne vous lasserez pas de les contempler. Elles donnent de la période la plus active du Maître une impression saisissante. Jamais occasion ne s’est présentée, comme celle-ci, de l’étudier, de le comprendre et de l’aimer.
Les Calaisiens de passage à Paris ne manqueront pas d’en profiter.
Pharos