Les causes du marasme industriel à Calais (suite)
[…] Notre situation dans la zone des armées, dit M. Ravisse, a crée pour nous des obligations auxquelles nous nous soumettons sans protester, c’est entendu, mais qui ne sont pas favorables à la reprise des affaires dans une région industrielle où la bonne marche de la filature et du tissage constitue, en quelque sorte, une nécessité sociale.
C’est ainsi que notre correspondance avec Paris, par suite du retard systématique, exige une semaine pour l’aller et le retour.
Nos télégrammes, soumis au visa, mettent presque autant de temps pour arriver à destination qu’il en fallait à une lettre avant la guerre. Quant à nos voyages, ils sont d’une durée de neuf heures au lieu de trois environ.
Il est facile de comprendre, dans ces conditions, que les affaires ne puissent reprendre leur essor, d’autant qu’à ces causes, qui pourraient être modifiées dans un sens favorable à nos intérêts, viennent s’ajouter d’autres contre lesquelles personne ne peut rien, car elles découlent du fait des hostilités.
Notre personnel ouvrier a été, en effet, appelé pour la plus grande partie sous les drapeaux.
Mais avec les anciens qui se sont remis courageusement à l’ouvrage, on peut encore arriver à mettre un ouvrier par métier, au lieu de deux, et enfin on travaille tout de même.
Il est vrai que dix heures de travail, au lieu de vingt, ne produisent que la moitié du rendement habituel parce que, lorsqu’il y a changement de matière dans un métier, l’opération devient plus longue.
La question des transports laisse aussi beaucoup à désirer. C’est ainsi qu’à un moment, pour expédier un paquet à Milan, nous étions obligés de le faire passer par Londres, qui le renvoyait par voie directe, en wagon plombé, à travers la France.
Seulement, un colis de deux à trois kilos nous coûtait de 10 à 12 francs de frais de transport, sans compter des tas de formalités : attestations, affidavit, serments etc.
Ce que je viens de vous dire indiquera, néanmoins, que nous avons plus de facilités de négociations avec Londres qu’avec Paris ; nos lettres, par exemple, ne mettent que trente-six heures pour être remises à nos correspondants de la capitale anglaise.
Avec l’Amérique, ça ne marche pas mal non plus, grâce à la voie anglaise qui nous est ouverte.
Quant à la Russie, les transports sont plus difficiles, car, en attendant l’ouverture des Dardanelles, nous acheminons nos colis par l’Angleterre, la Suède et la Finlande.
Pour l’Italie, nous passons maintenant par le Simplon et nous avons abandonné l’itinéraire par l’Angleterre, mais il reste finalement établi que dans l’intérêt de notre industrie, les chemins de fers devraient améliorer leurs transports, ce qu’ils pourraient faire sans nuire aux obligations qui leur sont imposées par la défense nationale.
Tenez, c’est comme pour nos découpeuses.
Nos usines emploient des milliers de femmes pour le découpage des pièces de tulle. Ce travail se fait non seulement dans les environs immédiats de Calais, mais encore à quinze, vingt lieues autour de cette ville, jusqu’à Boulogne, jusqu’à Dunkerque, jusqu’à Bailleul.
Une ménagère, sans abandonner la conduite de son intérieur, peut gagner un petit salaire en se livrant à ce labeur facile.
Par le temps actuel ce bénéfice, aussi modeste soit-il, n’est pas à dédaigner.
Malheureusement, ces femmes ne peuvent plus venir chercher du travail à cause de la difficulté d’obtenir des permis de circulation. […]
Il ne faut pas oublier, en effet, que Calais, qui est le centre le plus populeux du département, puisque cette ville compte 70 000 habitants, s’est vu subitement privée d’un de ses éléments de ressources : les 400 000 passagers qui traversent annuellement le bras de fer séparant la France de l’Angleterre.
Car nombreux sont ceux qui, avant de s’embarquer pour Douvres ou en revenant, font une station dans la jolie ville de Calais.
De plus, le premier magistrat communal de cette cité avait à défendre les intérêts de l’industrie locale, désorganisée par la mobilisation.
Par-dessus tout, me disait M. Morieux, auquel je rendais visite, il a fallu songer à ne pas laisser péricliter, pendant la guerre, les usines où se trouvent les métiers à tulle, d’une part, afin de procurer du travail à ceux de nos concitoyens qui ne sont pas sous les drapeaux et, d’autre part, pour ne pas permettre à nos concurrents étrangers de se substituer à nous sur le marché mondial.
Notre industrie manufacturière a des imitateurs, mais elle n’en conserve pas moins la tête pour le goût de sa fabrication. Déjà, en 1855 et en 1867, notre ville obtenait les médailles d’honneur pour la supériorité de ses dentelles mécaniques en soie et en coton.
Elle a remporté depuis les plus hautes récompenses à toutes les expositions universelles et internationales et elle reste toujours le centre le plus important, non seulement en France, mais du monde entier, du tissage mécanique.
Ce n’est pas chose aisée, lorsqu’on manque de main d’œuvre et de matières premières, de donner l’essor aux quelques trois mille métiers de nos usines. Au début de la mobilisation, par suite du flottement de la première, il y avait eu un arrêt presque total. On manquait de charbon, bien que notre département soit producteur de houille, et il fallut trouver les moyens de se réapprovisionner.
Les fabricants, il faut les en féliciter hautement, déployèrent des trésors d’ingéniosité pour se procurer la matière première qu’il fallait faire voyager accompagnée, puisque les transports de grande et petite vitesse étaient supprimés par voie ferrée.
Il y eut aussi une grosse difficulté celle de se procurer le coton servant à la fabrication de la dentelle, les pays du Nord qui le fournissent étaient provisoirement occupés par les ennemis.
Quant aux ouvriers de notre ville, il convient de les remercier profondément : tous ceux qui n’étaient pas partis au régiment, à commencer par les plus vieux, qui avaient abandonné leur métier pour jouir du repos auquel leur âge leur donnait droit, considérèrent comme une obligation patriotique d’apporter leur concours à l’industrie calaisienne.
Puis il nous vint aussi des ouvriers de Caudry, qui sont habitués à notre genre de fabrication et qui avaient été obligés de partir de chez eux, leur ville ayant été envahie par les barbares.
- Croyez-vous, monsieur le maire, que les fabricants de Calais pourraient donner du travail aux ouvriers réfugiés de Caudry et de Saint-Quentin qui ont été dirigés dans les départements français où ils ne peuvent certainement pas utiliser leurs capacités ?
- Mais certainement et tous nos manufacturiers se feraient un devoir de venir en aide à ces malheureux chassés momentanément de leurs foyers.