Pour faire la guerre, il faut des cartouches, mais il faut aussi de l’argent
. Il est en effet vital pour l’économie de guerre que les industries continuent de produire et de vendre leurs produits à l’international.
Or, le rendement est ralenti par le manque de main-d’œuvre qualifiée, puisque les ouvriers ont été appelés sous les drapeaux. Les retraités et les femmes prennent le relais, mais encore faut-il leur permettre d’optimiser les résultats dans des conditions souvent difficiles.
La situation de Calais est un bon exemple de ce délicat équilibre à trouver entre sécurité et reprise économique. L’autorité militaire a mis en place un régime lié à son emplacement stratégique et les arrêtés spéciaux entravent grandement la principale industrie, la dentelle, qui a fait (et continue de faire) la réputation mondiale de cette ville portuaire.
Les causes du marasme industriel à Calais
Sous ce titre, un de nos confrères parisiens, M. H. Montégut, venu en ces derniers temps faire une enquête à Calais, a publié ses impressions sur cette ville et le résultat de ses investigations économiques.
Nous croyons intéressant de mettre ces impressions et opinions sous les yeux de nos lecteurs :
Quelle belle ville que Calais et comme l’on comprend que les peuples se soient disputé sa possession, lorsqu’on sait qu’un sol fécond entoure les remparts de cette place forte dont le port, de premier ordre, à l’abri des tempêtes, est la clef du détroit qui joint l’Océan à la mer du Nord.
Calais, ville maritime, possède cette vaillante population des marins de Courgain, ces matelots braves jusqu’à l’héroïsme, qui ont conservé leurs curieuses traditions dans le quartier que seuls ils habitent.
Calais, ville commerçante, est enserrée dans son enceinte d’autrefois, avec ses vieux monuments, son beffroi, sa tour du guet, l’hôtel de Guise.
Calais, ville industrielle, est le grand centre de la fabrication des tulles et dentelles mécaniques. C’est la nouvelle cité du quartier Saint-Pierre, aux voies spacieuses, aux artères régulières, édifiée en moins d’un demi-siècle.
Aujourd’hui, cette partie de Calais, la plus importante, est la ville de la dentelle. Toutes les constructions y sont édifiées selon les règles de la commodité, de l’art et de l’élégance modernes. C’est là que sont installées les usines qui occupent, en temps ordinaire, quinze mille ouvriers, femmes et enfants.
Les Allemands voulaient s’emparer de Calais.
Cette perle de France restera française et, même temporairement, les barbares ne souilleront pas de leur présence le Calaisis.
Mais la guerre, ici comme dans les autres parties de notre territoire, a forcément désorganisé l’industrie, par suite des prélèvements d’hommes et la main-d’œuvre s’étant raréfiée, et s’en est suivi un arrêt de la production.
D’autant que la ville de Calais, étant comprise dans la zone des armées, subit la sévérité du régime spécial ordonné par l’autorité militaire.
Nous pouvons déjà dire qu’il résulte de l’enquête à laquelle je viens de me livrer sur les conditions les plus favorables à la reprise du travail, qu’il y a unanimité complète chez les Calaisiens, élus, commerçants, manufacturiers ou ouvriers, pour demander l’abrogation de certaines mesures qui entravent complètement le commerce.
Certes, il faut s’empresser d’ajouter qu’aucune population n’accepte aussi patriotiquement que celle de Calais tout ce qui est exigé d’elle dans un but de défense nationale.
C’est sans murmure que les décisions émanant de l’autorité militaire sont scrupuleusement exécutées.
Mais ainsi qu’on le verra par la suite, des tempéraments apportés à des arrêtés spéciaux amèneraient immédiatement une bienfaisante reprise du travail.
Car il ne faut pas oublier que plus le commerce et l’industrie prospèreront et plus nous serons près de la victoire. Pour faire la guerre, il faut des cartouches, mais il faut aussi de l’argent.
La première personne à laquelle je me suis adressé à Calais est M. Ravisse, fabricant de tulle, membre de la chambre de commerce, maire-adjoint de Calais.
(À suivre)
La Croix du Pas-de-Calais, jeudi 6 mai 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE 135/17.
Les causes du marasme industriel à Calais (suite)
[…] Notre situation dans la zone des armées, dit M. Ravisse, a crée pour nous des obligations auxquelles nous nous soumettons sans protester, c’est entendu, mais qui ne sont pas favorables à la reprise des affaires dans une région industrielle où la bonne marche de la filature et du tissage constitue, en quelque sorte, une nécessité sociale.
C’est ainsi que notre correspondance avec Paris, par suite du retard systématique, exige une semaine pour l’aller et le retour.
Nos télégrammes, soumis au visa, mettent presque autant de temps pour arriver à destination qu’il en fallait à une lettre avant la guerre. Quant à nos voyages, ils sont d’une durée de neuf heures au lieu de trois environ.
Il est facile de comprendre, dans ces conditions, que les affaires ne puissent reprendre leur essor, d’autant qu’à ces causes, qui pourraient être modifiées dans un sens favorable à nos intérêts, viennent s’ajouter d’autres contre lesquelles personne ne peut rien, car elles découlent du fait des hostilités.
Notre personnel ouvrier a été, en effet, appelé pour la plus grande partie sous les drapeaux.
Mais avec les anciens qui se sont remis courageusement à l’ouvrage, on peut encore arriver à mettre un ouvrier par métier, au lieu de deux, et enfin on travaille tout de même.
Il est vrai que dix heures de travail, au lieu de vingt, ne produisent que la moitié du rendement habituel parce que, lorsqu’il y a changement de matière dans un métier, l’opération devient plus longue.
La question des transports laisse aussi beaucoup à désirer. C’est ainsi qu’à un moment, pour expédier un paquet à Milan, nous étions obligés de le faire passer par Londres, qui le renvoyait par voie directe, en wagon plombé, à travers la France.
Seulement, un colis de deux à trois kilos nous coûtait de 10 à 12 francs de frais de transport, sans compter des tas de formalités : attestations, affidavit, serments etc.
Ce que je viens de vous dire indiquera, néanmoins, que nous avons plus de facilités de négociations avec Londres qu’avec Paris ; nos lettres, par exemple, ne mettent que trente-six heures pour être remises à nos correspondants de la capitale anglaise.
Avec l’Amérique, ça ne marche pas mal non plus, grâce à la voie anglaise qui nous est ouverte.
Quant à la Russie, les transports sont plus difficiles, car, en attendant l’ouverture des Dardanelles, nous acheminons nos colis par l’Angleterre, la Suède et la Finlande.
Pour l’Italie, nous passons maintenant par le Simplon et nous avons abandonné l’itinéraire par l’Angleterre, mais il reste finalement établi que dans l’intérêt de notre industrie, les chemins de fers devraient améliorer leurs transports, ce qu’ils pourraient faire sans nuire aux obligations qui leur sont imposées par la défense nationale.
Tenez, c’est comme pour nos découpeuses.
Nos usines emploient des milliers de femmes pour le découpage des pièces de tulle. Ce travail se fait non seulement dans les environs immédiats de Calais, mais encore à quinze, vingt lieues autour de cette ville, jusqu’à Boulogne, jusqu’à Dunkerque, jusqu’à Bailleul.
Une ménagère, sans abandonner la conduite de son intérieur, peut gagner un petit salaire en se livrant à ce labeur facile.
Par le temps actuel ce bénéfice, aussi modeste soit-il, n’est pas à dédaigner.
Malheureusement, ces femmes ne peuvent plus venir chercher du travail à cause de la difficulté d’obtenir des permis de circulation. […]
Il ne faut pas oublier, en effet, que Calais, qui est le centre le plus populeux du département, puisque cette ville compte 70 000 habitants, s’est vu subitement privée d’un de ses éléments de ressources : les 400 000 passagers qui traversent annuellement le bras de fer séparant la France de l’Angleterre.
Car nombreux sont ceux qui, avant de s’embarquer pour Douvres ou en revenant, font une station dans la jolie ville de Calais.
De plus, le premier magistrat communal de cette cité avait à défendre les intérêts de l’industrie locale, désorganisée par la mobilisation.
Par-dessus tout, me disait M. Morieux, auquel je rendais visite, il a fallu songer à ne pas laisser péricliter, pendant la guerre, les usines où se trouvent les métiers à tulle, d’une part, afin de procurer du travail à ceux de nos concitoyens qui ne sont pas sous les drapeaux et, d’autre part, pour ne pas permettre à nos concurrents étrangers de se substituer à nous sur le marché mondial.
Notre industrie manufacturière a des imitateurs, mais elle n’en conserve pas moins la tête pour le goût de sa fabrication. Déjà, en 1855 et en 1867, notre ville obtenait les médailles d’honneur pour la supériorité de ses dentelles mécaniques en soie et en coton.
Elle a remporté depuis les plus hautes récompenses à toutes les expositions universelles et internationales et elle reste toujours le centre le plus important, non seulement en France, mais du monde entier, du tissage mécanique.
Ce n’est pas chose aisée, lorsqu’on manque de main d’œuvre et de matières premières, de donner l’essor aux quelques trois mille métiers de nos usines. Au début de la mobilisation, par suite du flottement de la première, il y avait eu un arrêt presque total. On manquait de charbon, bien que notre département soit producteur de houille, et il fallut trouver les moyens de se réapprovisionner.
Les fabricants, il faut les en féliciter hautement, déployèrent des trésors d’ingéniosité pour se procurer la matière première qu’il fallait faire voyager accompagnée, puisque les transports de grande et petite vitesse étaient supprimés par voie ferrée.
Il y eut aussi une grosse difficulté celle de se procurer le coton servant à la fabrication de la dentelle, les pays du Nord qui le fournissent étaient provisoirement occupés par les ennemis.
Quant aux ouvriers de notre ville, il convient de les remercier profondément : tous ceux qui n’étaient pas partis au régiment, à commencer par les plus vieux, qui avaient abandonné leur métier pour jouir du repos auquel leur âge leur donnait droit, considérèrent comme une obligation patriotique d’apporter leur concours à l’industrie calaisienne.
Puis il nous vint aussi des ouvriers de Caudry, qui sont habitués à notre genre de fabrication et qui avaient été obligés de partir de chez eux, leur ville ayant été envahie par les barbares.
- Croyez-vous, monsieur le maire, que les fabricants de Calais pourraient donner du travail aux ouvriers réfugiés de Caudry et de Saint-Quentin qui ont été dirigés dans les départements français où ils ne peuvent certainement pas utiliser leurs capacités ?
- Mais certainement et tous nos manufacturiers se feraient un devoir de venir en aide à ces malheureux chassés momentanément de leurs foyers.
La Croix du Pas-de-Calais, dimanche 9 mai 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE 135/17.
Pour la reprise des affaires (suite)
Voici la fin de l’enquête que vient de faire à Calais notre confrère H. Montégut et les déclarations qu’il recueillit au cours de celle-ci :
- Plus nos usines, continua le maire de Calais, auront de métiers en marche et moins il y aura de chômage pour les femmes de Calais, parce que c’est la main-d’œuvre masculine qui doit fournir les premiers éléments du travail.
Le commerce de la dentelle, poursuivit M. le maire, est évidemment réduit en ce moment, mais la clientèle d’Amérique, d’Angleterre et de ses colonies fait encore des demandes. L’Australie même, qui se fournissait en partie en Allemagne, s’adresse à Calais, et nous devons profiter de l’occasion pour reprendre aux Allemands ces clients auxquels ils vendaient leur pacotille de mauvais goût.
Il ne me reste plus qu’à déclarer, en ma qualité de premier administrateur municipal, que je verrais, avec plaisir, dans l’intérêt de mes concitoyens et de la reprise des affaires, quelque tempérament apporté aux mesures d’ordre prises par l’autorité militaire. Le régime auquel sont soumis les Calaisiens est, en effet, bien rigoureux, et si tout le monde est d’accord pour s’y soumettre, il n’en reste pas moins vrai que, dans certaines de ces parties, il pourrait être amené sans inconvénient aucun pour la sécurité nationale.
Voici actuellement, quelles sont les principales prescriptions :
- interdiction de sortir des maisons de 8 heures du soir à 6 heures du matin.
- Défense de circuler à bicyclette, ce qui est gênant pour les ouvriers habitant la banlieue, ainsi que pour certains corps de métiers : Boulangers, épiciers, bouchers.
- Interdiction de toutes les automobiles même de livraison, quoique toutes les portes de la ville soient gardées militairement.
- Suppression du téléphone. Sauf-conduit obligatoire et quotidien pour les ouvriers habitant la commune de Calais s’ils habitent la périphérie. Retard systématique pour les lettres.
Et à propos de cette dernière mesure, il se produit ceci, c’est que la chambre de commerce a obtenu de faire partir régulièrement le courrier pour Londres, à condition que les lettres de commerce soient présentées ouvertes au visa, mais cette faveur, si utile aux intérêts commerciaux de notre ville, est refusée pour les lettres à destination de la France.
On dit que le personnel manque ; mais la chambre de commerce pourrait le fournir.
Enfin nous demandons l’amélioration des transports par le chemin de fer, car le trafic de nos marchandises, aussi bien que les voyages personnels de nos fabricants, souffrent de l’absence de communications rapides.
Nous savons bien, je vous le répète, nous dit en terminant le maire de Calais, que la défense nationale a ses exigences devant lesquelles tout Français doit respectueusement s’incliner, mais un peu d’huile dans les roulements ne fait-elle pas mieux marcher les machines ?
La Croix du Pas-de-Calais, jeudi 13 mai 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE135/17.