Archives - Pas-de-Calais le Département
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Vivre à Calais

Début octobre 1914, les premiers exilés entrent dans Calais. Ils sont bientôt suivis par d’interminables cortèges de réfugiés fuyant les zones de combat du Nord, du Pas-de-Calais et de Belgique.

Les instructions ministérielles prescrivent d’évacuer les réfugiés sur des paquebots (les voies ferrées étant réservées au transport de troupes). Mais les navires arrivent plus ou moins rapidement et les rues regorgent de fugitifs.

Les hangars de la Chambre de commerce sont réquisitionnés pour les loger ; et l’intendance militaire met à la disposition du maire des rations de pain, de viande en conserve et de lait condensé.

Mais toutes ces entreprises semblent dérisoires face à l’afflux continuel. C’est sans compter l’immense élan de solidarité qui se met bientôt en place : des centaines de Calaisiens ouvrent leurs portes aux fugitifs et les accueillent chez eux.

La vie à Calais

Depuis bientôt deux mois, Calais vit sous la menace des armées allemandes. On ne s’en douterait pas. Tout ici respire la tranquillité et chacun s’y sent en sécurité.

L’activité industrielle persiste, ralentie certes, assez marquée encore pour alimenter de quelques salaires les ouvriers tullistes que la mobilisation n’a pas pris.

Dès le début des hostilités, les Allemands, assez nombreux, sont partis, peu pour l’Allemagne, presque tous dans les camps de concentration. Et lorsque l’ennemi dirigea son effort d’invasion vers le littoral, l’autorité militaire pria même les naturalisés d’origine allemande de s’éloigner temporairement de la zone des opérations. Ils comprirent que cette mesure était prise dans leur intérêt propre en les libérant de toute suspicion et quittèrent Calais.

Force morale

Le sort de leur ville préoccupe les Calaisiens à un moindre degré que la marche générale des opérations. À la vérité, ils savent que leur coin de territoire est difficilement accessible et qu’il est solidement organisé.

Aussi la ville n’a-t-elle pas connu un instant de défaillance durant le long siège à distance dont elle est l’objet. Et elle y eut quelque mérite.

Les heures pénibles qu’elle a vécues, les tristes spectacles qu’elle a vus, les effrayants récits qu’elle a entendus, auraient justifié et excusé bien des alarmes. Songez qu’à travers ses rues ont passé, en masse, d’abord les évacués de Lille, de Roubaix, de Tourcoing, d’Armentières, du bassin houiller, tous mobilisables, qui, suivant les conseils de l’autorité militaire, quittèrent leurs foyers pour se soustraire à l’emprise de l’ennemi et demeurer au service de la patrie.

Puis ce fut le tour des réfugiés femmes, enfants et vieillards fuyant l’envahisseur. Tous vinrent échouer à Calais en lamentables cohortes. Pendant de longues journées les trains se succédèrent et déversèrent dans la ville une foule marquée d’épouvante et dénuée de tout.

Plus nombreuses encore furent les caravanes de malheureux venus, à pénibles étapes par la route, du pays minier et des centres industriels de la région du Nord vers la mer où leur apparaissait le salut.

Enfin les Belges des Flandres envahies, après la prise d’Anvers, apportèrent le spectacle de leur détresse et de leur désolation.

Deux cent mille exilés

Je vous laisse à penser quelles terrifiantes nouvelles tous ces nouveaux arrivants semèrent successivement autour d’eux. Les Calaisiens cependant y demeurèrent insensibles. Rien ne réussit à troubler leur courage et leur confiance en l’inviolabilité de la cité. Les en louer serait leur faire injure.

Parlerai-je des embarras, d’apparence presque insurmontable, résultant de ces afflux subits d’une énorme population affamée et harassée. À certains jours, plus de deux cent mille exilés vinrent demander à cette ville de 70 000 habitants un gîte ou du pain.
Il fallut tout improviser et vite. L’active ingéniosité de la municipalité sut faire face aux besoins les plus urgents. L’initiative privée ne fut pas en reste. Tous furent secourus. Tous purent manger, presque tous trouvèrent un abri en attendant d’être évacués vers le centre et le midi de la France.

Ce furent des jours douloureux pour Calais et ce fut le mérite du très sympathique maire de la ville, M. Morieux, d’avoir surmonté toutes les difficultés par son esprit de méthode, son dévouement et son intelligente activité.

Le maire, comme tout le monde, est mobilisé. Il est 2e canonnier-servant. L’autorité militaire, bien inspirée, a laissé l’artilleur à ses fonctions municipales et elle a trouvé en lui un auxiliaire très précieux. L’accord est entier, cordial, entre le général-gouverneur et le soldat-maire. Entre eux nul formalisme hiérarchique. Le seul souci du bien commun dirige leur incessante collaboration.

Tout est prévu et réalisé pour assurer à la ville sa vie normale. De fait, si n’étaient les convois militaires, autos des armées alliées et ambulances, voire même les colonnes d’artillerie qui roulent par les rues du matin au soir et du soir au matin, à peine se croirait-on à la guerre.

Pour empêcher les hausses injustifiées des denrées de première nécessité, la viande, le pain et la farine sont taxés par arrêtés préfectoraux. La question des transports est quant à elle résolue grâce à l’intervention de la Chambre de commerce, qui crée un service hebdomadaire pour les marchandises. Les municipalités sont, en revanche, impuissantes pour réglementer la vente des autres denrées.

À la rareté des marchandises entrant dans la ville s’ajoute la difficulté de les y acheminer ; en 1917, les premières cartes de ravitaillement font leur apparition. De la même manière, un magasin municipal de ravitaillement est créé le 21 décembre 1916. Il fonctionnera jusqu’au 31 août 1921.

Les approvisionnements

Les approvisionnements, que les passages successifs des évacués avaient épuisés, sont de nouveau au complet. Par de sages mesures, avec une rapide décision, le maire sut ravitailler sa ville avant que la population eut le temps de s’inquiéter. Le charbon, grâce à lui, est en abondance. En ce qui concerne le pain et la viande, il prit à temps des arrêtés de taxe, fixant à 0 fr. 33 le kil. de pain et à 1 fr. 40 le kil. de viande de bœuf (le choix excepté).

Il restait à pourvoir à l’existence ou du moins à l’assistance des familles nécessiteuses, toujours nombreuses dans un centre industriel où, par la force des choses, l’activité a quelque peu diminué. M. Morieux imagina d’utiliser, dans ce but, les "abats" – autrement dit la triperie – de la boucherie militaire après entente avec l’intendance. Dans les chaudrons d’une huilerie en chômage, ces "abats" sont accommodés en tripes "à la mode de Caen" ou presque. Et 400 à 500 kilos sont distribués chaque jour aux ayants-droit.

L’enseignement souffre également des dérangements causés par la surpopulation. Presque toutes les écoles on été réquisitionnées par les formations militaires ou sanitaires des armées françaises et alliées, et sont ainsi fermées. Pour ne pas laisser les enfants oisifs, le maire Charles Morieux leur propose le théâtre des Arts, vaste salle chauffée et éclairée, dont il est propriétaire. Élèves et enseignants s’y installent le 26 octobre 1914, avec une unique classe de 1 500 élèves au matin et autant l’après-midi.

En avril 1915, la situation s’améliore. Quatorze classes maternelles sur trente fonctionnent et 65 classes élémentaires sur 153. À la rentrée d’octobre 1915, treize écoles sont rendues à l’enseignement par l’autorité militaire.

Les écoles

Un autre geste de M. Morieux : les écoles, transformées en ambulances, laissaient les enfants dans les familles et… à la rue. Il mit à la disposition de l’autorité académique un grand local, ancien cirque transformé en théâtre, dont il est le propriétaire.

Et la classe se fait à tous les enfants des écoles réunis dans la vaste salle. La matinée est réservée aux fillettes, l’après-midi aux garçons. Sur la scène, devant un tableau noir, un des maîtres fait le cours, procède aux interrogations, tandis que, dans la salle, ses collègues surveillent sans difficulté les deux mille enfants silencieux et attentifs au spectacle.

Ainsi vit Calais, dans ces jours de guerre, sous les menaces d’occupation de l’ennemi, calme et plein de foi dans la victoire finale, à laquelle chacun ici voudrait contribuer, à telle enseigne que, lors des récents appels des classes 1914 et 1915, les seules démarches faites auprès du maire eurent pour objet de le prier de solliciter la bienveillance du conseil de révision en faveur de jeunes gens qui redoutaient de n’être pas déclarés bons pour le service.

La France du Nord, samedi 19 décembre 1914. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG16/91.