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Naissance du mythe du « vainqueur de Verdun »

En période de guerre, les fabriques de héros participent pleinement aux campagnes de propagande nationale. Dans le Pas-de-Calais comme ailleurs, certaines figures locales sont régulièrement mises à l’honneur dans la presse : Émilienne Moreau, "l’héroïne de Loos", Georges Carpentier, boxeur de renommée internationale et aviateur intrépide, ou encore le général Philippe Pétain, "le vainqueur de Verdun".

En juin 1915, un article relate ainsi ses faits d’armes, au lendemain de la citation à l’ordre du jour du 33e corps d’armée qu’il commandait lors de la prise de Carency.

La gloire à terme - Le général Pétain et le 33e corps d'armée

Il est entendu que nos généraux et nos soldats ne conquièrent qu’une gloire à terme.

Cette guerre, depuis plus de dix mois qu’elle dure, a fait surgir bien des héros.

Mais on ne nous en a encore nommé qu’un très petit nombre, ceux qui ont marqué par des exploits extraordinaires et qu’il était pour ainsi dire impossible de ne pas signaler tout de suite à la reconnaissance nationale, dit Le Matin.

Pour les autres, pas de renommée au comptant.

Dans ce pays de France où tout se passe d’ordinaire au grand jour, où les langues aiment à se délier sans attendre, où la critique est libre – je parle de la critique verbale – et où l’intérêt populaire, merveilleusement éveillé, aime à distribuer des couronnes à tous les braves gens qui passent, la volonté du grand chef nous a imposé la consigne inattendue et coûteuse du silence.

Et nous nous taisons, non pas avec plaisir, mais avec résignation.

Il a voulu que la guerre demeurât impersonnelle et que l’on ne connût de ses combattants que ceux qu’il désignerait lui-même. Il a été obéi.

C’est la victoire seule qui a arraché quelques masques aux généraux commandant nos armées. Elle vient d’en faire tomber un de plus.

Depuis hier, les Français ont le droit de parler du général Pétain puisque ce chef éminent a lancé son corps d’armée victorieux avec une telle fureur et une telle habileté, que d’un seul élan, il a conquis trois kilomètres de terrain, deux mille prisonniers, vingt-cinq mitrailleuses, six canons… plus une dizaine de lignes au Journal officiel de la République Française.

Nous avons publié hier la décision du généralissime, mettant le général Pétain à l’ordre du jour de l’armée, en même temps que les trente ou trente-cinq mille hommes qu’il commande.

Je ne sache rien d’émouvant comme cet honneur collectif accordé à une douzaine de régiments, en même temps qu’à l’officier auquel ils obéissent.

La guerre ainsi comprise acquiert une grandeur épique. Elle se dépouille non seulement de toutes les contingences hideuses qui déshonorent les hordes allemandes, mais aussi de toutes les exagérations dithyrambiques qui ont falsifié tant d’autres. Elle évoque des sacrifices qui ont la noblesse et la pureté antiques.

Et cette modeste récompense accordée à une troupe de soldats rappelle ces éloges incomparables de la Grèce d’autrefois, avant l’ère des discours et des panégyriques, quand un héros en louait un autre par un mot respectueux et simple, dit en passant.

L’Indépendant du Pas-de-Calais, dimanche 13 juin 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 229/30.

À l’issue d’une carrière plutôt terne dans les rangs de l’armée, Pétain s’apprête à prendre sa retraite lorsqu’arrive l’ordre de mobilisation en 1914. L’entrée en guerre de la France lui ouvre alors les portes d’un tout autre destin.

D’abord remarqué lors de l’invasion de la Belgique en août 1914, il gravit les échelons et devient l’un des huit commandants lors de la bataille de Verdun. Présent du 25 février au 19 avril 1916, il sort peu à peu de l’obscurité. Les journalistes s’intéressent à son profil atypique et lui consacrent des colonnes de plus en plus longues.

Bientôt, il devient le "vainqueur de Verdun", bien que la bataille se termine sans lui huit mois plus tard. Ce glorieux qualificatif ne remporte d’ailleurs pas l’unanimité chez les autres acteurs de cet épisode. Certains, comme Joffre, Foch et Clemenceau, attribuent la victoire de Verdun aux généraux Nivelle et Mangin.

Un article du Petit Journal du 9 avril 1916 dit à son sujet :

Le général Pétain, disait l’autre jour un de nos confrères qui l’a vu à l’œuvre, est une des figures les plus originales et les plus attachantes de la nouvelle France guerrière. Ce sera aussi, à coup sûr, l’une des figures militaires mises en relief par cette guerre et qui, sans les événements présents, fût demeurée dans l’obscurité.

Le Petit Journal du 3 mars 1916 brosse néanmoins un portrait si flatteur et si enthousiaste du général, que des titres locaux tels que Le Lion d’Arras ou La Croix du Pas-de-Calais n’hésitent pas à relayer la chronique dans leurs pages.

Un grand chef : le général Pétain

Une note officielle fait allusion au rôle du général Pétain dans la défense de Verdun. Elle dit, en effet, que le Président de la République a été reçu, au grand quartier général de l’armée de Verdun, par le général Joffre et le général Pétain.
Cette note rend public un fait que les initiés connaissaient déjà, à savoir que le général Pétain a la haute main sur les troupes qui sont chargées de défendre Verdun.

Le nom du général Pétain a été révélé pour la première fois lorsque le général fut cité à l’ordre du jour avec tout son corps d’armée pour sa brillante conduite, aux mois de mai et juin 1914[5], lors des affaires d’Artois.
Nous avons, dans le Petit Journal, raconté les exploits de son corps d’armée qui avait percé les lignes allemandes.
En Champagne, son rôle ne fut pas moins remarquable ; il était, depuis lors, considéré comme l’un de nos meilleurs chefs.

Le général Pétain, Henri-Philippe, est né le 24 avril 1856 à Cauchy-à-la-Tour (Pas-de-Calais). Sorti de Saint-Cyr, il fut nommé sous-lieutenant en 1878, lieutenant en 1883, capitaine en 1890, chef de bataillon en 1900. Breveté d’état-major en 1890, il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1901.

Le général Pétain était depuis de nombreuses années colonel, et à la veille de prendre sa retraite lorsque la guerre éclata. Il se fit remarquer dès la retraite de Charleroi et devint très rapidement général de brigade, général de division, commandant de corps d’armée et enfin commandant d’armée.

La note publiée hier est pour lui une consécration ; il en sera peut-être surpris, - mais il sera le seul – car il a l’horreur de tout ce qui est publicité ; c’est ainsi qu’on n’a pas pu obtenir qu’il consente à se laisser photographier, et les portraits qu’on a de lui n’ont été obtenus que par la surprise de l’instantané.

On lui prête ce mot dit à un photographe : "Pas la peine, ma g… ressemble à celle du comte Zeppelin".
Les automobilistes qui l’ont conduit à travers les différentes zones du front ont maintes fois essayé de le prendre sur le vif, mais chaque fois qu’il s’en est aperçu, il a fait détruire les clichés.

Il est très populaire parmi les soldats, et dans une revue jouée au front où la discipline n’empêche pas la liberté d’appréciation, un refrain disait :

V’là Pétain,
Gare au potin !

Un de ses officiers, qui l’avait bien connu quand il était colonel à Arras, nous disait :

- Pétain possède au plus haut degré cette qualité que nous appelons en style militaire : le cran. Quoique officier d’infanterie, il savait en imposer aux cavaliers dont on connaît, je ne dirai pas le mépris, mais la commisération pour les pauvres porte-sac.

Un jour il laissa même échapper ces paroles qui sont devenues presque prophétiques :

- Lieutenant, vous regretterez un jour de ne pas être un fantassin, car dans la prochaine guerre c’est l’infanterie qui sera à la peine comme toujours, mais aussi à l’honneur.

Le colonel du 33e d’infanterie ne pensait qu’à la guerre à une époque où beaucoup d’officiers de carrière pensaient souvent à leurs affaires ou à leurs plaisirs. En veut-on une preuve ?
Il pesait chaque jour sa nourriture et il ne faut pas voir dans ce souci de petite maîtresse la moindre coquetterie. Certes non. Il s’en expliquait du reste fréquemment avec ses amis et leur disait :

- Voyez les chevaux d’armes, on les tient en condition, on leur mesure leur nourriture, on les entraîne, pourquoi n’en fait-on pas autant pour les officiers ? La résistance physique d’un chef a au moins autant d’importance que ses connaissances militaires.

Toujours sous l’empire de ses idées d’entraînement, le général avait l’habitude de sauter à la corde tous les matins avant de faire sa toilette. Cette manie lui avait même valu à Arras un congé qui lui fut donné par un propriétaire affolé par les plaintes des voisins du militaire.
Ceux-ci, en effet, trouvaient que ce sport était peut-être excellent mais fort désagréable pour ceux qui habitaient à l’étage au-dessous. Ce fut alors que le colonel loua une maison avec jardin.

Le résultat de cet entraînement est d’ailleurs prodigieux et tous ceux qui ont vu le général de 59 ans, s’accordent à reconnaître qu’il est agile et leste comme s’il sortait de Saint-Cyr.

Au milieu de ses troupes

Récemment, en Champagne, on le vit parcourir cinq kilomètres au pas de gymnastique dans la terre détrempée à la tête d’une compagnie de découverte.
Combien de fois ne s’est-il pas amusé à aller surprendre un officier observateur sur son perchoir ou à provoquer un sergent au saut d’un fossé ?

Ces procédés en imposent aux troupiers d’autant qu’il sait aussi partager leurs fatigues et leurs souffrances, le sourire aux lèvres et la blague à la bouche. Il n’est jamais plus heureux que quand il est forcé de rester sans manteau sous la pluie devant les troupes.

C’est sur son initiative que l’autorité militaire a obtenu pour certaines unités que je ne peux désigner davantage le privilège d’être exemptés de tranchées pendant quelques mois.

Mais ce privilège donne à ces corps d’élite celui d’être réservé uniquement pour les colonnes d’assaut. On devine quel esprit d’héroïsme règne parmi ces soldats qui déclarent en souriant qu’ils sont tous voués à une mort glorieuse.

L’un deux, permissionnaire récemment à Paris, se faisait remarquer par la facilité avec laquelle il dépensait son argent sans compter.

- Bah ! répliquait-il à un ami qui lui en faisait l’observation, faut pas s’en faire pour nous autres : on est des soldats de Pétain !

C’est ce chef encore qui répondait récemment à un officier de l’armée d’Afrique qui le suppliait de le prendre dans son état-major :

- Comme officiers d’état-major ce qu’il me faut maintenant, ce sont des coureurs cyclistes et des champions de courses à pied.

Avis aux lauréats du stade et du racing.

Si j’en crois toujours les récits de son familier, le général a dû passer l’effroyable semaine qui vient de s’écouler autour de Verdun sur le siège d’une automitrailleuse dont il a fait sa chambre à coucher et son cabinet de travail. Il a changé en deux mois quatorze fois de chauffeur, et l’un deux a déclaré :

- Oh ! non, merci ! très peu pour moi : balader le général !... Je veux bien me faire tuer par un Boche, mais j’ai pas envie de me casser la figure dans une bagnole.

Et le grand chef ajoutait mélancoliquement en racontant cette anecdote :

- Le pauvre diable est mort d’ailleurs dans la tranchée tandis que je suis encore là. ».

Souhaitons, mon général, que vous soyez toujours comme vous l’avez été jusqu’ici.

Le Petit Journal, vendredi 3 mars 1916 (repris par le Lion d’Arras du 15 mars 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 92/2).

Le dernier extrait proposé est un article du Petit Journal cité dans La Croix du 21 mars 1916. À travers cette vision pastorale, l’envoyé spécial dépêché à Cauchy-à-la-Tour anticipe sans le savoir l’un des thèmes récurrents de la future propagande pétainiste des années 1940, à savoir le retour aux fondements traditionnels, incarnés par les valeurs d’une paysannerie attachée à sa terre natale.

Dans la propagande officielle du gouvernement de Vichy, Pétain usera de cette identification au monde rural, naturelle de par sa filiation ; malgré la reprise du mythe du soldat-laboureur et l’axe volontairement agrarien de ses propos, il semblerait que le monde rural, d’abord flatté par cet intérêt, ne se soit peu à peu détaché du maréchal face à la dégradation de leurs conditions de travail.

Au village natal du général Pétain - La ferme paternelle

J’ai voulu aller visiter le village où naquit le général Pétain. Cauchy-à-la-Tour, à quelques kilomètres de Lillers et de Saint-Pol-sur-Ternoise, est une commune qui compte au maximum un millier d’habitants, à l’extrémité du bassin houiller du Pas-de-Calais. L’agglomération est bâtie à cheval sur la vieille chaussée Brunehaut qui va de Thérouanne à Arras. Des puits de mine de Ferfay et de Marles l’entourent dont les hauts terris coniques se profilent sur l’horizon. Un hameau : Saint-Nicolas, s’est élevé peu à peu auprès des fosses houillères ; il y a l’aspect classique des agglomérations minières. À deux petits kilomètres, Cauchy-à-la-Tour, sur la croupe d’une ondulation, a gardé au contraire son caractère campagnard. Ce contraste est fréquent dans le bassin houiller qui, en même temps qu’il est devenu un centre industriel puissant, est demeuré un pays de culture qui compte parmi les plus fertiles.

Il y a quelque 60 ans, quand le général Pétain y naquit, quatrième de six enfants, Cauchy était une commune purement agricole. Le défenseur de Verdun vit le jour dans la vieille ferme paternelle, à l’extrémité du village en bordure de la chaussée Brunehaut, vers Divion. Elle a plus de 200 ans d’existence, cette ferme, et depuis sa construction elle appartient à la famille Pétain. Un grand mur percé d’une porte charretière la clôt sur la route. Au centre de la cour, suivant la coutume, le fumier où picorent les poules ; autour les bâtiments d’habitation, granges et étables. La ferme qu’habite un frère du général, est telle depuis deux siècles. Les pièces habitées reluisent de cette propreté méticuleuse qui est l’orgueil des femmes d’Artois comme des Flamandes.

"C’est un modeste"

J’interroge sur le général dans le pays. Il est connu, estimé, aimé ; son frère est conseiller municipal, et une considération unanime entoure cette famille. Mais on ne sait pas grand-chose d’autre. On paraît ignorer le rôle éminent que joue en ce moment le général, enfant de Cauchy.

C’est que peu d’hommes ont moins que lui songé à la réclame. C’est un modeste, nous dit-on ; mieux, il fuit la renommée, il n’aime guère qu’on parle de lui ; je n’ai pas vu dans la maison paternelle un seul portrait.

Aussi bien le général ne faisait-il que de brèves apparitions à Cauchy. Tout jeune, il a quitté Cauchy pour Saint-Omer où il fit ses premières études à Saint-Bertin : il alla ensuite à Arcueil, de là à saint-Cyr. Ce fut ensuite la vie laborieuse d’un officier travailleur qui veut arriver, mais qui jamais n’eût rien sollicité.

Il a toutes les caractéristiques, jusqu’au silence, de ces paysans français qui travaillent par plaisir autant que par devoir… La terre les paie à leur gré quand la moisson est belle. Le général Pétain a gardé ces sentiments ancestraux. Il travaille en vue de la moisson. Si elle est ce qu’il désire, ce que nous souhaitons tous, alors il sera très content – mais il ne le dira pas.

R.G.

La Croix du Pas-de-Calais, mardi 21 mars 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE 135/18.