Le 1er août 1914, face à la mobilisation générale, le peuple français fait bloc derrière le gouvernement, y compris ceux qui revendiquaient jusque là une étiquette "pacifiste". La réaction des citoyens est en effet quasi unanime : entre tristesse, stupeur ou enthousiasme, tous se rangent sous les drapeaux pour accomplir leur devoir national.
Pourtant, quelques voix s’élèvent contre la guerre, mais les autorités suivent de très près les perturbateurs, prenant au sérieux la menace qu’ils seraient susceptibles de représenter lors de la mobilisation.
Le carnet B
Créé en 1886 par le général Boulanger et géré par les préfectures et les gendarmeries, le carnet B est à l’origine destiné à recenser les individus soupçonnés d’espionnage. Mais, dans les années 1910, une nouvelle catégorie d’inscrits fait son apparition : les antimilitaristes, portés par une idéologie politique, et capables de saboter une mobilisation. Le carnet B, qui intéressait jusque là les départements frontaliers, devient alors un sujet de préoccupation pour les autorités de l’ensemble du territoire. En 1914, 2 400 à 2 500 noms sont inscrits, dont 1 771 pour une raison autre que l’espionnage.
Par l’arrêté préfectoral du 14 février 1914 (conservé sous la cote 1 Z 227), sont considérés comme dangereux tous les individus dont l’attitude et les agissements sont de nature à permettre de les considérer comme susceptibles d’entraver le bon fonctionnement de la mobilisation par le sabotage ou la destruction du matériel de la télégraphie, des chemins de fer
[…] ou de fomenter des désordres au cours de la période de la mobilisation
.
Les services de police surveillent plus particulièrement :
- les socialistes appartenant à certains courants extrêmes, tels les hervéistes qui recommandent la grève générale en réponse à la déclaration de guerre. Mais dissidents au sein même de leur parti, ils ne sont que peu nombreux ;
- les syndicats, et plus particulièrement la Confédération générale du travail. Ces militants paraissent plus inquiétants aux yeux des autorités. Depuis dix ans, dans toute l’Europe, la CGT confirme ses positions contre la guerre et les moyens de s’y opposer. Au congrès de Marseille en 1908, 880 voix contre 421 votent ainsi en faveur d’une grève générale révolutionnaire en cas d’appel à la mobilisation ;
- les anarchistes qui, par nature, sont antimilitaristes et opposés à la guerre.
Broutchoux et l’antimilitarisme dans le Pas-de-Calais
Dans le bassin minier du Pas-de-Calais aux rudes traditions ouvrières, les syndicats révolutionnaires font l’objet d’une surveillance toute particulière. Car avant 1914, l’antimilitarisme est loin d’être un courant marginal animé par quelques militants isolés. Au contraire, il se trouve au cœur de la pensée politique du mouvement ouvrier.
Le 2 août 1914, on compte seize inscrits au carnet B, dont la plupart sont des mineurs ou d’anciens mineurs, tous militants de l’ex-Fédération syndicale des mineurs du Pas-de-Calais (créée en 1902 et fusionnée en 1910 avec le Syndicat des mineurs) ou de groupes assimilés. Rassemblés derrière Benoît Broutchoux, ils représentent la tendance anarchiste de la CGT.
Il faut dire que Broutchoux est charismatique et défend chaudement ses idées. Opposé au "vieux syndicat" incarné par les députés socialistes réformistes Émile Basly et Arthur Lamendin, il fait émerger un "jeune syndicat" qui conduit le mouvement de grève enclenché après la catastrophe de Courrières. La philosophie de ce courant anarcho-syndicaliste, portée par L’Action syndicale, leur organe de presse, se résume en quatre adjectifs :
anticléricale, antimilitaire, anticapitaliste et antifumiste
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En 1914, Broutchoux est secrétaire de l’union départementale CGT du Pas-de-Calais, mais il continue d’écrire pour la presse.
Des protestations vite étouffées
Le 2 août 1914, il signe un article intitulé "Contre la guerre" dans L’Avant-garde, journal syndicaliste révolutionnaire qu’il a lancé en 1912. Il y invite les syndicats à faire de l’agitation contre la guerre
et à organiser des rassemblements de protestation.
Car plusieurs meetings et manifestations ont déjà eu lieu dans le bassin minier : le 30 juillet, un cortège de 800 personnes parcourt Lens avant de se rendre à une conférence donnée par les orateurs du parti socialiste et des syndicats (sous la direction de Basly). Le lendemain, 700 personnes défilent dans les rues d’Hénin-Liétard. Mais le 1er août, la manifestation prévue à Auchel est annulée in extremis sur les ordres du sous-préfet de Béthune.
Le même jour, la mobilisation est décrétée. Au lendemain de l’assassinat de Jaurès, le ministre de l’Intérieur, Louis Malvy, est rassuré par l’attitude des syndicats face à l’imminence de la guerre. Il envoie alors un télégramme à tous les préfets, leur demandant de ne pas inquiéter les syndicalistes portés sur le carnet B. Mais certaines autorités "zélées" avaient pris des mesures préventives, comme dans le Nord et le Pas-de-Calais (arrestation à Arras de sept personnes, dont Roger Salengro, alors conscrit. Ils seront tous libérés le 24 août). Broutchoux est incarcéré à la prison de Béthune pour "association de malfaiteurs", avant d’être relâché le 2 octobre sur ordre du préfet du Nord. Mobilisé, il est incorporé au 59e territorial et envoyé sur le front d’Alsace.
Quant au carnet B, son utilisation sera suspendue durant toute la durée du conflit.