Archives - Pas-de-Calais le Département
Les informations contenues dans cette page ne sont valables avec certitude que jusqu'à cette date et heure.

Un voyage à Lens

La ville de Lens compte 36 000 habitants en 1914. Elle est alors le centre du bassin houiller du Pas-de-Calais, avec comme principales concessions celles de Lens, Liévin, Courrières, Dourges et Drocourt. La société des mines de Lens, fondée en 1862, est la plus importante des compagnies houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais.

Dès le début de la Première Guerre mondiale, Lens est occupée par les troupes allemandes, qui y restent jusqu'à la libération de la ville le 4 octobre 1918. Pendant ces quatre années, elle subit les nombreux bombardements alliés et les combats successifs qui occasionnent de nombreux dégâts.

Dès le début de l'occupation, les Allemands réquisitionnent l'église Saint-Léger pour leur seul usage ; celle-ci est complètement détruite lors d'un bombardement le 18 janvier 1916. Début 1917, il ne reste plus que 10 000 habitants.
À partir du mois d'avril, Lens est de plus en plus une zone de combat. Les Allemands, qui s'y sont repliés, dynamitent plusieurs quartiers pour dégager leurs champs de tir. Ce qui reste est entièrement détruit par les pilonnages des artilleries françaises, britanniques et canadiennes.

Devant le feu de plus en plus nourri des Alliés, les autorités allemandes décident de vider totalement Lens de ses civils. En février, 6 000 habitants sont évacués. Le 7 avril, tous les malades et blessés de l'hôpital sont transportés à Billy-Montigny. Le 9, les forces canadiennes sont victorieuses à Vimy. L'ordre d'évacuation des 4 000 derniers Lensois restés sur place est donné. Le 11 avril, ceux-ci se rassemblent devant la mairie installée dans les locaux de la Banque de France. Des convois de 350 personnes sont constitués et s'ébranlent chacun leur tour vers une destination inconnue, sous la conduite de hussards à cheval.

Au printemps 1918, les Allemands profitent des rares moments de calme pour détruire ce qui subsiste encore et poser des mines. Les quelques immeubles encore debout s'écroulent, des explosifs sont jetés dans les égouts, les voies de communication et les lignes ferroviaires sont dynamitées. Lens n'est plus qu'un amas de ruines. Fin août, les Allemands ne tiennent plus que l'est de la ville. Ils sont constamment pilonnés. Le 3 octobre, à cinq heures, après une dernière attaque par le sud, les premiers soldats anglais entrent dans Lens par la rue d'Avion. L'armée allemande bat en retraite et abandonne peu à peu la cité, emportant avec elle tout ce qu'elle peut.

De toutes les villes du front français, Lens est probablement celle où les destructions ont été les plus importantes. Les rues, les édifices, des quartiers entiers ne sont plus qu'un amas de décombres. Pas un pan de mur n'est resté debout. Tous les moyens de communications, voies ferrées, canaux, ouvrages d'art, sont détruits ou rendus inutilisables. Les quatre années d'occupation ont fortement éprouvé la population, qui a vécu le plus souvent dans des caves transformées en abris et étayées avec des matériaux récupérés.

Le constat est sans appel : tout est à reconstruire. Il faut concevoir une ville nouvelle. La municipalité élabore un plan d'aménagement et d'extension, prévoyant un redressement et un élargissement des rues ainsi que la disparition des passages à niveaux et un embellissement de la nouvelle cité. En outre, les Lensois désirent revenir en masse et, à Pâques 1919, quelques familles sont déjà réinstallées dans leurs caves. En juin 1919, il y a 2 381 rapatriés, vivant dans 380 baraquements de fortune ou dans des caves ; ils sont 5 000 en septembre.

Le 30 août 1919, Lens reçoit la croix de chevalier de la Légion d'honneur et la croix de guerre 1914-1918 avec palmes et cette citation :

Ville glorieuse qui peut être considérée comme un modèle d'héroïsme et de foi patriotique. Tombée au pouvoir des Allemands dès les premières heures de l'invasion de 1914, a été, pendant quatre ans, tour à tour témoin ou enjeu d'une lutte sans merci. Organisée par l'ennemi en formidable réduit de défense, libérée en partie par une offensive alliée, mutilée et écrasée au cours de combats incessants, n'a jamais douté du sort de la patrie.

Le maire de Lens, Émile Basly, meurt le 11 février 1928. À cette date, la reconstruction de sa ville est pratiquement achevée.

Un voyage à Lens

Aux cimetières. – Le château d'eau. – Le bâtiment de la Banque de France. – La Maison syndicale. – Partout Basly
a fait d'intéressantes constatations. – Il faudrait construire au plus tôt des baraquements.

Ce n'est certes pas un voyage d'agrément que j'ai fait lundi dernier à Lens, en compagnie de M. Lucien Duvet, conseiller municipal, qui avait bien voulu se joindre à moi dans la visite que je me proposais de faire afin d'examiner les mesures à prendre pour la reconstitution de la ville. Les difficultés de la circulation dans le désert de mines qui marque l'emplacement d'une cité jadis prospère ne fait [sic] que s'accroître lorsqu'on tente de pénétrer dans les faubourgs. On le verra plus loin.

Notre première visite fut pour le cimetière, et ce n'est pas sans un serrement de cœur que j'ai pénétré dans ce champ où nos morts eux-mêmes n'ont pas pu jouir en paix de l'éternel sommeil. Caveaux enfoncés, sarcophages éventrés, laissant voir des ossements à demi-réduits en poussière, c'est tout ce qu'on retrouve de la nécropole.

Le cimetière allemand, situé plus en retrait, lui, a moins souffert ; l'Ange de la Victoire – (monument de pur style teuton) – est toujours debout. Debout également les nombreux monuments dont les pierres de taille destinées à l'hôtel de ville ont fait les frais, pour rappeler aux générations futures les 7 000 soldats allemands tombés sur les coteaux de Lorette.

Quant à notre pauvre cimetière militaire, objet de nos soins pieux, où dormaient nos braves soldats français et anglais, il a pour ainsi dire disparu. Une vingtaine de croix, aux noms à demi effacés, voilà ce qui en reste. Nous saluons une dernière fois ces héros et, traversant de bout en bout la ville, nous nous sommes alors rendus au château d'eau.

Le service des eaux

Le service des eaux de Lens est alimenté, on le sait, par deux puits situés sur Éleu et par des réservoirs situés sur Liévin. Nous avons eu pour les visiter de grosses difficultés. En effet, ces établissements se trouvent sur l'emplacement des anciennes lignes de feu et, pour y parvenir, il nous a fallu traverser au moins vingt réseaux de fils de fer barbelés et autant de tranchées, parsemées de chevaux de frises et d'obstacles multiples, d'autant plus traîtres qu'une végétation sauvage et touffue a, depuis des mois, recouverts et rendus presque indiscernables. La nature les a "camouflés" mieux que l'homme n'aurait pu le faire.

Après les avoir péniblement franchis, non sans y laisser un peu de nos vêtements et de nos chaussures, nous avons pu pénétrer dans la place.

Les bâtiments, les machines et les pompes d'aspiration et de refoulement sont complètement anéantis ; en revanche, les deux puits sont intacts ; on peut y apercevoir l'eau à une profondeur assez faible. Il y a bien quelques pièces de bois et de fer dans les puits, mais la maçonnerie est indemne.

Les réservoirs sont absolument détruits ; les Allemands les ont même transformés en abris.

La canalisation, à ce qu'il nous a semblé, n'a pas trop souffert. Rue de l'Oiselet, à l'entrée, en descendant d'Éleu, une mine a creusé un énorme entonnoir qui a coupé la conduite, on aperçoit au fond le gros tuyau busé.

À la Banque de France

Ici, nous avons fait d'intéressantes constatations. Contrairement à ce que l'on croit généralement, ce ne sont pas les obus alliés qui ont détruit ce superbe bâtiment en pierres de taille, qui venait d'être achevé quand la guerre a éclaté ; c'est par une explosion partie des caves mêmes que la banque a été démolie. Nos constatations à ce point de vue sont décisives. C'est une mine allemande qui a fonctionné là, comme à l'hôtel de ville du reste, en avril 1917 : les journaux belges nous en ont d'ailleurs donné des photographies à cette époque.

À la Maison syndicale

L'énorme bâtiment dont s'enorgueillissait l'organisation syndicale des mineurs du Pas-de-Calais n'existe plus.

L'œuvre à laquelle tant de braves travailleurs avaient consacré le meilleur d'eux-mêmes est anéantie ; elle n'aura duré que deux ans. L'immeuble, services du syndicat, imprimerie, salle des fêtes, tout est rasé. La statue de Casimir Beugnet, ancien chef du contentieux, érigée dans la cour d'honneur, a été abattue, brisée en trois morceaux. Le socle en pierre est resté en place. La stèle en marbre portant les inscriptions relatives à la vie et aux services de Beugnet est renversée, mais intacte. Quant au buste, je l'ai retrouvé à dix mètres de là, dans un tas de décombres ; malgré tout, il n'a pas trop souffert, sauf quelques éclats enlevés au nez et aux moustaches, il est à peu près entier, quoique méconnaissable. Je crois qu'il sera possible de le restaurer, aussi je l'ai fait transporter à la caserne de gendarmerie où il est en sûreté – car nous avons déjà une caserne de gendarmerie.

Sans doute, j'aurais préféré voir des baraquements abriter des travailleurs destinés au déblaiement de la ville, mais l'administration ne perd jamais ses droits. Là où il faudrait des abris pour les services municipaux et de reconstruction des mines, elle met tout d'abord des gendarmes… ne nous en plaignons pas trop, ils ont actuellement leur utilité et le lieutenant qui les commande s'est mis fort aimablement à notre disposition pour tout ce dont nous avions besoin.

Pour le moment donc, il n'y a que des gendarmes à Lens. Ils sont assez confortablement logés dans des baraques installées place du Cantin, face à la rue de Lille, C'est là, du reste, tout ce qu'il y a de changé dans notre ville depuis sa délivrance.

Pourtant le silence de tombe qui plane sur la cité morne commence à se remplir du sifflet des quelques locomotives, qui maintenant viennent de Béthune jusque Lens, par la voie unique qu'on vient d'achever. C'est déjà un commencement de vie. Les sapeurs du génie travaillent au prolongement des rails jusqu'à Arras.

Que dire de ce qui a été fait jusqu'à présent pour la reconstitution de l'industrie minière, industrie nationale, intéressante au premier chef ? Rien, parce qu'on n'a encore rien fait. Je le déplore. Il faudrait pourtant se hâter ; l'avenir, l'existence même de milliers de gens en dépendent. Qu'attend-on ? Question à laquelle il faudra pourtant répondre sans tarder.

J'avais demandé, au plus pressé, des baraquements pour la réinstallation sur place du service des travaux municipaux. Pour cela non plus, rien n'a été fait.

Un ruisseau devenu fleuve

Nous avons quitté Lens en passant par Avion. La Souchez qui sépare les deux communes a pris les proportions d'un fleuve ; elle a par endroits plusieurs centaines de mètres de large et, du coup, toute la cité d'Avion se trouve être inondée.

Émile BASLY,
Député-maire de Lens.

Bulletin des réfugiés du Pas-de-Calais, jeudi 19 décembre 2018. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 121/2.

Une plainte

Monsieur le député Basly vient d'adresser la lettre ci-dessous à M. le président du Conseil :

J'ai l'honneur de vous informer que je me suis transporté à Lens le lundi 9 courant, pour me rendre compte de l'état des caves de la succursale de la Banque de France, dans lesquelles j'avais fait déposer au moment de l'évacuation, les archives et les pièces comptables de la ville, ainsi que celles de l'enregistrement, du service des Ponts et Chaussées, du bureau de bienfaisance, de l'hospice, de la mutualité scolaire, de la justice de paix et de la perception. Toutes ces archives étaient enfermées dans des caisses clouées, portant à l'extérieur l'indication apparente de leur contenu.

Dans cette même cave étaient emmagasinés mon mobilier, ceux de mon fils, de M. l'inspecteur primaire, de M. le directeur de la succursale de la Banque de France et du concierge de l'établissement. Une malle en osier contenant mes vêtements et de l'argenterie y était également déposée.

Je n'ai pas besoin de vous rappeler dans quelles conditions s'est opérée l'évacuation de Lens. Le 11 avril 1917, à 11 heures du matin, le commandant de place allemand me fit appeler pour me dire d'informer la population qu'elle devait avoir quitté la ville le même jour à 3 heures, pour se diriger à pied sur Dourges et Oignies et ensuite en Belgique.

Ne disposant d'aucun moyen de transport, je demandais alors au commandant de me faire fournir des voitures pour emporter les archives et les vieillards. On me répondit qu'il n'y avait pas de voitures, mais que toutes les caisses déposées dans les caves de la Banque de France nous suivraient le lendemain.

Arrivé au lieu de destination, à Maffe, en Belgique, mon premier soin fut de m'enquérir près de la kommandanture dont dépendait la commune, du sort de mes archives. Je me rendis donc à Haversin, distant de 18 kilomètres et je réclamais les caisses dont on m'avait promis l'envoi. On me répondit que le nécessaire allait être fait. Quinze jours après, j'étais avisé qu'un incendie avait détruit le bâtiment de la Banque de France à Lens et je n'entendis plus parler de rien.

Or, j'ai pu constater, au cours de ma visite de lundi, visite, que j'ai faite en compagnie de M. Duvet, conseiller municipal de Lens, que le bâtiment de la Banque avait bien été démoli, non par un incendie, mais par une explosion ayant été provoquée dans les caves,

Après de multiples efforts, nous avons pu pénétrer dans une partie de cave située derrière le bâtiment et épargnée par l'explosion. Là, j'ai pu constater que la veille de l'évacuation, deux officiers du génie allemand étaient venus visiter les caves de la Banque, sans doute pour se rendre compte de leur contenu et pour déterminer les emplacements des charges explosives qui devaient faire sauter le bâtiment.

Comme suite à l'exposé que je viens de vous faire, j'ai donc l'honneur, Monsieur le président, de vous prier de vouloir bien faire restituer à la ville de Lens, ainsi qu'aux administrations intéressées de l'État et du département, les archives et les meubles déposés à la succursale de la Banque de France à Lens et volés par les Allemands.

Il sera facile à l'administration allemande de retrouver l'officier qui commandait la place de Lens, le 11 avril 1917 et qui a procédé à l'évacuation. Il lui sera facile également d'interroger le sous-officier Rosenfeld, qui était chargé.de la police à Lens pendant toute la durée de l'occupation et qui passa par la suite à la justice du contre-espionnage du kommando de Tournai (6e armée). Il pourrait fournir d'utiles renseignements.

J'ai la certitude que vous saurez faire rendre, à chacune des administrations lésées les biens qui leur ont été volés et, dans cette attente, je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'assurance de mes sentiments de haute considération.

Le député-maire de Lens,
Émile BASLY

Bulletin des réfugiés du Pas-de-Calais, jeudi 19 décembre 2018. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 121/2.