Un voyage à Lens
Aux cimetières. – Le château d'eau. – Le bâtiment de la Banque de France. – La Maison syndicale. – Partout Basly
a fait d'intéressantes constatations. – Il faudrait construire au plus tôt des baraquements.
Ce n'est certes pas un voyage d'agrément que j'ai fait lundi dernier à Lens, en compagnie de M. Lucien Duvet, conseiller municipal, qui avait bien voulu se joindre à moi dans la visite que je me proposais de faire afin d'examiner les mesures à prendre pour la reconstitution de la ville. Les difficultés de la circulation dans le désert de mines qui marque l'emplacement d'une cité jadis prospère ne fait [sic] que s'accroître lorsqu'on tente de pénétrer dans les faubourgs. On le verra plus loin.
Notre première visite fut pour le cimetière, et ce n'est pas sans un serrement de cœur que j'ai pénétré dans ce champ où nos morts eux-mêmes n'ont pas pu jouir en paix de l'éternel sommeil. Caveaux enfoncés, sarcophages éventrés, laissant voir des ossements à demi-réduits en poussière, c'est tout ce qu'on retrouve de la nécropole.
Le cimetière allemand, situé plus en retrait, lui, a moins souffert ; l'Ange de la Victoire – (monument de pur style teuton) – est toujours debout. Debout également les nombreux monuments dont les pierres de taille destinées à l'hôtel de ville ont fait les frais, pour rappeler aux générations futures les 7 000 soldats allemands tombés sur les coteaux de Lorette.
Quant à notre pauvre cimetière militaire, objet de nos soins pieux, où dormaient nos braves soldats français et anglais, il a pour ainsi dire disparu. Une vingtaine de croix, aux noms à demi effacés, voilà ce qui en reste. Nous saluons une dernière fois ces héros et, traversant de bout en bout la ville, nous nous sommes alors rendus au château d'eau.
Le service des eaux
Le service des eaux de Lens est alimenté, on le sait, par deux puits situés sur Éleu et par des réservoirs situés sur Liévin. Nous avons eu pour les visiter de grosses difficultés. En effet, ces établissements se trouvent sur l'emplacement des anciennes lignes de feu et, pour y parvenir, il nous a fallu traverser au moins vingt réseaux de fils de fer barbelés et autant de tranchées, parsemées de chevaux de frises et d'obstacles multiples, d'autant plus traîtres qu'une végétation sauvage et touffue a, depuis des mois, recouverts et rendus presque indiscernables. La nature les a "camouflés" mieux que l'homme n'aurait pu le faire.
Après les avoir péniblement franchis, non sans y laisser un peu de nos vêtements et de nos chaussures, nous avons pu pénétrer dans la place.
Les bâtiments, les machines et les pompes d'aspiration et de refoulement sont complètement anéantis ; en revanche, les deux puits sont intacts ; on peut y apercevoir l'eau à une profondeur assez faible. Il y a bien quelques pièces de bois et de fer dans les puits, mais la maçonnerie est indemne.
Les réservoirs sont absolument détruits ; les Allemands les ont même transformés en abris.
La canalisation, à ce qu'il nous a semblé, n'a pas trop souffert. Rue de l'Oiselet, à l'entrée, en descendant d'Éleu, une mine a creusé un énorme entonnoir qui a coupé la conduite, on aperçoit au fond le gros tuyau busé.
À la Banque de France
Ici, nous avons fait d'intéressantes constatations. Contrairement à ce que l'on croit généralement, ce ne sont pas les obus alliés qui ont détruit ce superbe bâtiment en pierres de taille, qui venait d'être achevé quand la guerre a éclaté ; c'est par une explosion partie des caves mêmes que la banque a été démolie. Nos constatations à ce point de vue sont décisives. C'est une mine allemande qui a fonctionné là, comme à l'hôtel de ville du reste, en avril 1917 : les journaux belges nous en ont d'ailleurs donné des photographies à cette époque.
À la Maison syndicale
L'énorme bâtiment dont s'enorgueillissait l'organisation syndicale des mineurs du Pas-de-Calais n'existe plus.
L'œuvre à laquelle tant de braves travailleurs avaient consacré le meilleur d'eux-mêmes est anéantie ; elle n'aura duré que deux ans. L'immeuble, services du syndicat, imprimerie, salle des fêtes, tout est rasé. La statue de Casimir Beugnet, ancien chef du contentieux, érigée dans la cour d'honneur, a été abattue, brisée en trois morceaux. Le socle en pierre est resté en place. La stèle en marbre portant les inscriptions relatives à la vie et aux services de Beugnet est renversée, mais intacte. Quant au buste, je l'ai retrouvé à dix mètres de là, dans un tas de décombres ; malgré tout, il n'a pas trop souffert, sauf quelques éclats enlevés au nez et aux moustaches, il est à peu près entier, quoique méconnaissable. Je crois qu'il sera possible de le restaurer, aussi je l'ai fait transporter à la caserne de gendarmerie où il est en sûreté – car nous avons déjà une caserne de gendarmerie.
Sans doute, j'aurais préféré voir des baraquements abriter des travailleurs destinés au déblaiement de la ville, mais l'administration ne perd jamais ses droits. Là où il faudrait des abris pour les services municipaux et de reconstruction des mines, elle met tout d'abord des gendarmes… ne nous en plaignons pas trop, ils ont actuellement leur utilité et le lieutenant qui les commande s'est mis fort aimablement à notre disposition pour tout ce dont nous avions besoin.
Pour le moment donc, il n'y a que des gendarmes à Lens. Ils sont assez confortablement logés dans des baraques installées place du Cantin, face à la rue de Lille, C'est là, du reste, tout ce qu'il y a de changé dans notre ville depuis sa délivrance.
Pourtant le silence de tombe qui plane sur la cité morne commence à se remplir du sifflet des quelques locomotives, qui maintenant viennent de Béthune jusque Lens, par la voie unique qu'on vient d'achever. C'est déjà un commencement de vie. Les sapeurs du génie travaillent au prolongement des rails jusqu'à Arras.
Que dire de ce qui a été fait jusqu'à présent pour la reconstitution de l'industrie minière, industrie nationale, intéressante au premier chef ? Rien, parce qu'on n'a encore rien fait. Je le déplore. Il faudrait pourtant se hâter ; l'avenir, l'existence même de milliers de gens en dépendent. Qu'attend-on ? Question à laquelle il faudra pourtant répondre sans tarder.
J'avais demandé, au plus pressé, des baraquements pour la réinstallation sur place du service des travaux municipaux. Pour cela non plus, rien n'a été fait.
Un ruisseau devenu fleuve
Nous avons quitté Lens en passant par Avion. La Souchez qui sépare les deux communes a pris les proportions d'un fleuve ; elle a par endroits plusieurs centaines de mètres de large et, du coup, toute la cité d'Avion se trouve être inondée.
Émile BASLY,
Député-maire de Lens.