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Mort de Paul Drouot et éloge de Maurice Barrès

Le 8 mai 1915, sous les ordres du commandant Léon Madelin, les chasseurs du 3e bataillon et les spahis à pied attaquent la position des Ouvrages Blancs à Neuville-Saint-Vaast. Madelin est frappé d’une balle à la gorge au moment où il fait la reconnaissance du terrain à la jumelle.

Maurice Barrès publie dans L’Écho de Paris le récit émouvant de sa mort, rapporté dans un courrier reçu de son ami le poète Paul Drouot, et loue par la même occasion les valeurs du soldat Drouot, qui s’était distingué ce 8 mai 1915 en ramenant le corps du commandant, tué à ses côtés. Un mois plus tard, une marmite s’abat sur l’abri où le poète est en train d’écrire : l’éclat perfore son portefeuille et le frappe à son tour mortellement en plein cœur le 9 juin 1915.

Un soldat par delà la mort prononce l’éloge de son chef

Le poète Paul Drouot, neveu d’Emile Gebhardt et petit-neveu du général Drouot, qui fut dans l’adversité le serviteur et l’ami du Grand Empereur, vient d’être tué à l’ennemi. Il est tombé au champ d’honneur sur les positions de Lorette. Voilà huit ou dix ans que Gebhardt m’écrivait : "Faîtes bon accueil à mon jeune parent. Il a bien du talent…". Mon regretté confrère, compatriote et ami, qui était un ardent patriote, serait fier du petit poète ainsi grandi qui, par sa mort, ajoute à l’illustration de leur ancêtre commun, le "sage de la Grande Armée".

Les lettres garderont entre leurs livres précieux la Chanson d’Eliacin et la Grappe de raisin, les deux recueils de poèmes publiés par Paul Drouot ; ils demanderont à sa mère, qu’ils saluent avec respect dans sa douleur glorieuse, le manuscrit inachevé dont la guerre arracha leur ami. Mais il faut à cette heure que nous élargissions notre idée de Paul Drouot ; il est entré dans le monde des héros, et nous avons à constater un fait, d’après documents certains, sa noblesse morale, sa manière hautement poétique de comprendre son devoir, et d’interpréter les spectacles au milieu desquels il vient de mourir.

Faible de santé, malade, Drout se redressait avec fierté pour être sous sa capote sans galon digne du général Drouot et de son bataillon. Il servait dans les chasseurs à pied, où il avait pour compagnon intime Henri Massis, et ce qui est bien la marque d’une âme guerrière, il mettait son bataillon au-dessus de toutes les armes. De temps à autre, quand il avait le cœur trop plein d’admiration pour ses camarades et pour ses chefs, il m’écrivait. Voulez-vous que je vous lise sa dernière lettre ? Je l’ai reçue deux ou trois jours avant la fatale dépêche que m’envoya Massis. Elle est belle et pleine de sens. Vous y allez voir, dessinée sur son lit de mort, je veux dire sur le revers de la tranchée conquise où il fut frappé, la figure d’un vrai chef, la noble figure du commandant Madelin, tombé à l’assaut de Lorette, et en même temps vous apprendrez à connaître le dessinateur, ce Paul Drouot, qui peu de jours après, allait arroser de son sang la terre où il avait relevé son chef bien-aimé.

C’est là un de ces groupes de chevalier assisté de son écuyer, comme la vieille histoire de France nous en fait admirer, et qui, sous des costumes divers, sont éternellement vrais et sont puissants pour nous émouvoir. Paul Drouot, poète et soldat, qui rapporte sous les balles, à travers les réseaux de fils de fer, son commandant tout sanglant, qui s’assied en pleurant près du corps qu’il veille pour m’écrire l’éloge de ce héros, et qui, peu après, va tomber frappé en plein cœur d’un éclat d’obus, dîtes-moi s’il ne vaut pas le loyal serviteur auprès de Bayard ? La vérité, c’est qu’à aucune époque on n’a vu une si prodigieuse quantité d’actions sublimes à la française !

[…] Est-elle assez noble et pleine de force, cette effusion d’un soldat, ou mieux d’un bataillon, à la gloire de son commandant ! On voit dans cette page exemplaire comment c’est dans le chef que la troupe entière puise ses forces, aux heures difficiles et rudes, et qu’elle en garde, à celui qui la soutient alors et la guide, une reconnaissance infinie.

Quand il m’écrivait cette narration qui ne périra pas, Paul Drouot ignorait que je la lirais sur sa tombe, et qu’il reposerait lui-même, le fidèle soldat, dans le linceul qu’il avait préparé pour son chef.

Quel que fût son talent, jamais le poète n’aurait pu inventer, concevoir une situation aussi élevée et aussi émouvante que celle où il fut acteur durant ces heures d’enthousiasme, de vaillance, d’amitié et de sacrifice. Ah ! par quelle porte sacrée nos jeunes amis s’échappent de la vie !

MAURICE BARRÈS de l’Académie française

L’Écho de Paris, mercredi 23 juin 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 309.