1415-1915 - Le cinquième centenaire d'Azincourt
(Extrait du Journal de campagne d'un officier de chasseurs à pied.)
Il y a cinq siècles, les armées française et anglaise se rencontraient dans la plaine d’Azincourt, près de Saint-Pol. La noblesse française, victime une fois de plus de son orgueilleuse témérité, y était taillée en pièces par les soldats d’Henri V. Aujourd’hui, sur les champs de bataille de l’Artois, les deux armées fraternisent dans une même lutte, inséparablement unies par la mémoire même des antagonismes passés, ardents mais loyaux. Et de même que les Anglais, cette année, ont pu rendre à Jeanne d’Arc un hommage sincère, de même, le 25 octobre, nos chasseurs à pied qui cantonnaient à Tramecourt, sur le lieu même de la bataille de jadis, invitèrent leurs voisins britanniques à évoquer communément un souvenir d’estime mutuelle. C’est le récit, ému et pittoresque, de cette réunion, que nous publions aujourd’hui.
A 2 heures, prise d’armes. Les compagnies viendront se masser dans l’avenue du château de Tramecourt, à droite et à gauche de la grande allée.
Ainsi s’exprimait la Décision du …e bataillon de chasseurs, en ce jour du 25 octobre 1915. Il a plu ; ciel bas, sans lumière. Il y a longtemps que le bataillon ne s’est rassemblé dans un décor aussi seyant. Nous gagnons beaucoup, les chasseurs, à nous présenter par temps gris sur fond sombre ; le soleil ne joue pas sur notre tenue sévère. Ce dut être une jolie impression d’artiste pour ceux qui descendirent du perron du château, que de contempler le bataillon présentant les armes pendant que s’allongeait indéfiniment sous les grands arbres l’impeccable alignement des capotes bleues et des tuniques noires à galons d’argent, autour desquelles tombaient en planant les feuilles rousses…
25 octobre 1415 et 25 octobre 1915 ! Nous célébrons le 500e anniversaire d’Azincourt. L’état-major d’une division anglaise cantonnée non loin de là a été invité. Vraiment notre commandant joue avec la difficulté… Je ne trouve pas grand agrément à promener des Anglais, si bons camarades que nous soyons devenus, sur un terrain où leurs ancêtres ont administré aux nôtres une raclée sans exemple… Et puis, c’est bien loin. Azincourt ! Les souvenirs y sont vieux de cinq siècles ; ils n’ont plus de parfum. Il y a des champs de bataille où l’émotion monte du sol et vous saisit au cœur. Je suis arrivé, un jour, à Woerth, par un temps tout pareil : des houblonnières, de la brume qui s’accrochait à la lisière des bois, des villages, des prés ; il s’en dégageait une impression de gravité et de tristesse qui forçait l’âme à se recueillir et à se souvenir. Mais ici, rien n’avertit que nous ayons des morts, et, sauf un grand calvaire commémoratif, nulle tombe, nul tertre. Le pays n’a pas de caractère ; c’est un plateau aux lignes monotones, coupées de grandes routes avec de petits bois dispersés au milieu des chaumes et des labours ; et malgré l’automne, le jour gris, la Toussaint proche, je n’arrive pas à lui trouver cette allure sérieuse et un peu solennelle qui convient aux pays où l’on célèbre les grands anniversaires.
Le commandant aura de la peine à ranimer les souvenirs qui sont bien morts.
Le vendredi 25 octobre 1415, au milieu de cette plaine, dans ces chaumes que nous foulons, deux armées étaient aux prises…
Le commandant nous a amenés sur le terrain même de la bataille ; il y a reçu le général anglais et son état-major, et nous voici groupés autour de lui. D’un geste, il replace l’armée anglaise. Elle remontait la vallée de la Ternoise et était arrivée sur le plateau entre Maisoncelle et Tramecourt : 25 000 hommes commandés par le roi Henri V en personne. Brusquement, elle se trouve face à face avec l’armée du connétable d’Albret. L’heure est tragique. Il s’agit pour nous de gagner la bataille. La France agonise. Et le commandant rappelle le roi dément, les provinces envahies, les chefs qui se soupçonnent et se haïssent, la guerre civile ; et la bonne Lorraine n’est pas encore sur la route de Chinon. Et je pense que nous étions là, comme à la Marne, à la veille d’une journée qui engage le sort des nations… Des deux côtés, une puissante cavalerie, et une infanterie d’arbalétriers et d’archers. Mais, tandis que nos seigneurs n’ont pour les gens de pied qu’arrogance et mépris et qu’ils les placent honteusement à la suite du derniers corps de bataille, les Anglais portent hardiment leurs fantassins en première ligne et leur confient en même temps le rôle de flanc-gardes. Tactique dont les conséquences sont considérables et qui inaugure la guerre moderne en donnant à l’infanterie la place d’honneur dans la bataille. Et voilà nos cavaliers lancés à la charge ! Ils sont reçus à bonne distance par une pluie de flèches qui les déciment. Quand ils se croient sur les archers, ils trouvent devant eux une barrière de pieux aiguisés. Ceux qui la franchissent sont contre-attaqués sans répit par la cavalerie anglaise. Et c’est la déroute, et c’est le massacre. Tant de braves gentilshommes étaient étendus, que le roi d’Angleterre défendit à ses soldats d’emporter chacun plus d’une armure…
Non vraiment, il était inutile d’avoir peur. A aucun moment, nous ne nous sommes sentis humiliés devant ces grands officiers khakis si distingués et qui ont écouté avec tant d’attention et de respect. Je n’imagine pas comment on pourrait entendre une causerie de même genre à Saint-Privat ou à Bazeilles, même avec le recul des temps. Mais ces Anglais et nous, nous sommes de deux races fortes et loyales, qui ne se méprisent pas quand elles se combattent. Nous pouvons nous serrer la main sans rancune et sans haine : nous n’avons ni les uns, ni les autres, des âmes de valets ou de goujats d’armée.
Vaine aussi ma crainte que le champ d’Azincourt ne soit devenu un désert, et que le souvenir de nos morts n’ai cessé d’y flotter. Il sommeillait seulement. La voix du conférencier l’a réveillé. Et je pense qu’il y a de hauts lieux oubliés où les morts pour la France attendent nos hommages. Pendant la paix, nous n’avons pas fait notre devoir : nous avons choisi parmi les anniversaires, nous nous sommes permis d’en préférer certains. Je me donne ma parole qu’après la guerre j’irai saluer, dans les coins où ils se sont battus et sont morts pour la France, mes ancêtres et ceux de mes chasseurs. Ce sont eux que nous devons honorer et prier ; c’est sur leurs tombes que nous devons faire nos pèlerinages. Et nous aurons soin de n’en pas oublier.
Là-dessus, colonne par quatre ; défilé sur la route ; remise de décorations ; quelques mouvements, dislocation et réception dans la salle d’honneur du vieux château. Sans vanité, nous les avons épatés, les Anglais. Notre clique, notre fanfare, où se réfugie pendant les mauvais jours l’âme du bataillon ; nos fanions bleus, verts et jonquille, notre cadence, l’allure de nos diables jeunes et vieux, ils ont tout admiré… Et ils n’avaient pas tort.