Arras au dehors
L’Exposition des Œuvres d’Art mutilées
Choisir sur tous les points du front les œuvres d’art mutilées, les sauver d’une destruction complète en les envoyant à l’arrière, les rassembler en une exposition aussi instructive pour l’esprit qu’émouvante pour le cœur, c’était un beau programme et bien conçu ; les réfugiés iraient contempler les restes de leurs richesses collectives ; les voyageurs des pays neutres s’y édifieraient à la vue des hauts faits de la Kultur ; nos permissionnaires puiseraient dans ce spectacle une énergie nouvelle.
Disons-le tout de suite : nous sommes en présence d’un effort méritoire, dont il faut louer le Journal qui l’a entrepris, mais, à notre avis, cet effort n’a pas complètement abouti, il ne pouvait pas aboutir.
C’est qu’elles ne sont pas innombrables, les œuvres d’art mutilées ; je parle des œuvres d’art transportables. Hélas ! multiples sont celles qui eussent profondément touché les âmes, mais, il faut les voir sur place : ce sont nos édifices communaux, nos églises ; c’est la cathédrale de Reims, c’est notre cathédrale ; c’est surtout notre Petite Place tout entière, avec son beffroi brisé, son hôtel de ville broyé, ses paquets de maisons anéanties par l’incendie ou écroulées du haut en bas sous le choc des gros projectiles et les quelques pignons qui demeurent, branlants, parmi les ruines amoncelées ; mais ce spectacle, on ne pouvait le donner à Paris.
Alors, de la cathédrale de Reims on a détaché le "Sourire" ; non pas même, mais une reproduction ; de notre hôtel de ville, une ou deux pierres qui ressemblent à d’autres pierres ; ça et là, des œuvres mutilées qui ne sont pas des œuvres d’art ; et surtout des œuvres d’art qui ne sont pas mutilées, ou ne l’ont pas été par la guerre : pierres, chapiteaux, tombeaux, statues, fers forgés, boiseries, qui, de temps immémorial, sommeillaient dans notre Musée, dorment maintenant parmi les œuvres mutilées ; c’est un honneur, peut-être mérité d’ailleurs ; ils ont été à la guerre ; et la gloire n’exige pas la blessure…
Si encore ces œuvres d’art étaient vraiment des œuvres d’art… ! La partie belge de l’exposition, trop réduite au gré des visiteurs, contient bon nombre d’objets intacts sans doute, mais caractéristiques du pays et de l’art flamands ; d’Arras nous aurions aimé trouver comme une traduction de notre désastre : des tableaux de tous nos monuments détruits, au lieu des pâles clichés de la Section photographique de l’Armée ; chaque monument aurait été donné sous ses divers aspects aux diverses périodes du bombardement ; et ces reproductions eussent comme encadré nos œuvres mutilées.
Peut-être bien, l’impression des Parisiens est-elle différente, mais pour qui vient du front, ce musée ressemble trop à un autre musée ; il y manque le feu, la poudre et le canon ; il y manque le désordre et la poussière blanche ; il y manque la tache de sang et le souffle de la mort ; il y manque la guerre.
Nous espérions que le voyageur y apprendrait à connaître Arras et son incomparable misère ; au contraire ; ce spectacle d’objets quelconques rangés, classés et numérotés, presque tous intacts, ne dit rien au cœur ; il donne de notre désastre une idée amoindrie et mesquine ; il diminue Arras.
Le lion, pourtant, est à sa place ; dressé de toute sa hauteur, sur une estrade, il attire les regards ; ici, c’est bien Arras qu’on retrouve : l’Arras qui souffre et qui lutte ! Mais les organisateurs ont commis une erreur étrange ; pour donner sans doute plus de relief à la pièce ils l’ont intitulée : Le Lion d’Arras, dit le Lion de Flandre
.
Notre Lion n’avait pas besoin de ce nouveau titre.
Une autre erreur en passant : Une tête de vierge en marbre est désignée ainsi : Tête de la Vierge qui surmontait la basilique d’Albert
; la confusion est choquante ; il n’est personne qui ne sache que la vierge d’Albert était en cuivre et qu’elle demeure suspendue horizontalement au sommet de la basilique ; la vierge de marbre était à l’intérieur de l’édifice.
Erreur moins grave : sur une photographie, la maison incendiée de M. Pillon (rue des Grands-Viéziers) qui présente un aspect extrêmement curieux de décor de théâtre, est située sur "La Petite Place" ; l’inscription a certainement dérouté les visiteurs qui connaissaient le style de notre Place.
J’ai regretté de ne pas trouver là notre vieux Lion, l’aïeul, celui qui, pendant des siècles, se dressa sur notre beffroi ; certes, il est bien misérable, bien déchiré, mais justement n’avait-il pas sa place marquée parmi les œuvres mutilées ? C’eût été une réparation ; il y avait droit ; car, victime des obus allemands, il l’est aussi de notre indifférence.
Il reposait dans notre musée quand, le 5 juillet 1915, les Barbares allumèrent l’incendie ; tout flamba ; mais quelques citoyens plus courageux sauvèrent ce qu’ils purent de nos richesses communales ; il fut du nombre et, dans la nuit rouge, il vint échouer derrière un tas de pierrailles dans la cour de l’Évêché. On l’y oublia. Des soldats passèrent et repassèrent par là, le tournèrent, s’amusèrent avec lui, le foulèrent aux pieds par ignorance. Un jour de janvier 1916, l’ayant appris, j’allai le chercher et, avec le concours de Louis Vignez, le dévoué gardien du Musée, et de quelques soldats, nous le transportâmes en sûreté dans un sous-sol.
Il y est encore ; ce n’est plus qu’une loque de bronze ; mais cette loque fut longtemps le Lion d’Arras ; elle présida à nos fêtes, à nos luttes, à nos victoires ; elle méritait mieux que l’oubli parmi les ruines et l’abandon aux pieds de la brute humaine.
Quand, pour illustrer leur affiche, les organisateurs de l’Exposition cherchèrent une œuvre d’art mutilée qui fût en même temps un symbole, ils trouvèrent "le Coq de Verdun" ; de ce jour, la fortune du Coq de Verdun était faite ; dirai-je qu’il ne pouvait s’attendre à cette gloire, aussi tardive qu’imprévue ? Certes, il s’agit d’un honnête coq bien campé sur ses deux pattes, mais avant la guerre, il occupait dans la vieille cité meusienne la modeste place d’enseigne sur la porte d’une hôtellerie. Peut-être eût-on trouvé, sans chercher bien loin, un autre symbole, dans un personnage de plus haute et de plus vieille noblesse ; mais qu’importe ! Il fallait d’abord que sur ce spectacle d’œuvres mutilées par la guerre, se dressât une espérance qui fût même une certitude ; et Verdun demeure pour la France, le synonyme de Victoire.
Gabriel Aymé