La vallée de l’Aa pendant la guerre
La vallée de l’Aa est depuis de nombreuses années le centre d’une activité industrielle intense. Différentes usines s’y sont établies, qui réunissent autour d’elles des milliers d’ouvriers dont le dur labeur se prolonge pendant toute la nuit. Quand sonna l’heure du "terrible départ" tous les hommes mobilisables quittèrent avec le même entrain l’atelier, la machine, la calendre et pendant les premiers mois de la guerre, la main-d’œuvre manqua au point qu’on envisagea, et non sans crainte, un arrêt dans l’exploitation. Cependant grâce à l’initiative des directeurs et des secrétaires qui considéraient avec une frayeur pleine de sympathie l’indigence dans laquelle allaient tomber des centaines de familles, une grande partie des usines restèrent ouvertes, mais pour tenir compte du manque de matières premières, on partagea le travail entre deux équipes, qui se rendaient à l’ouvrage, l’une le matin, l’autre l’après midi. Cette organisation ne fut que momentanée, car bientôt affluèrent dans la vallée un nombre considérable de réfugiés, hommes, femmes, enfants, qui fuyaient devant la horde teutonne. Tous les jours les trains en amenaient, car tous les jours la pieuvre boche étendait plus avant ses rapaces tentacules. Ces malheureux, chassés de leur foyer, où tout respirait l’aise et le bonheur, furent heureux de trouver un emploi dans les usines, ce qui, coïncidant avec l’arrivée de matières premières et la nouvelle de nouveaux débouchés, rendit à l’industrie son ancienne activité.
Entre les usines qui s’échelonnent presque de kilomètres en kilomètres sur les bords de l’Aa, se trouvent des champs, que dorent en été les plus riches moissons. La mobilisation porta aussi atteinte à la vie agricole, les bras manquèrent, les chevaux furent réquisitionnés, mais pas plus que dans l’industrie le coup ne fut mortel, car, pour se servir d’expressions militaires, en ce moment c’est monnaie si courante, on "rengagea", on "prit du service".
En effet depuis deux ans, on revoit dans les champs, conduisant la charrue, des septuagénaires, à qui le dur labeur de toute une vie permettait un repos bien mérité ; on aperçoit, montées sur les voitures chargées de blé, des femmes habituées depuis toujours au seul travail du ménage, mais qui, pour remplacer le mari ou le garçon de ferme mobilisés, n’hésitent pas à prendre en mains les rênes du vieux cheval. Les enfants même au sortir de l’école ont à peine le temps de déposer leurs livres et leurs cahiers pour grimper la pente du coteau et aller aider leurs parents dans les derniers travaux de la journée. Grâce à tous ces dévouements, les champs continuent à être cultivés avec soin, le bétail à être élevé dans les meilleures conditions de vie possibles, car ce qui se passe dans ce petit coin de l’Artois, n’est pas un cas isolé : la France offre partout le même spectacle.
Les riverains de l’Aa m’en voudraient grandement, si j’omettais de dire quelques mots sur les Anglais. Quand les premiers corps expéditionnaires débarquèrent en France, toute la vallée fut inondée de soldats ; d’abord on courut les voir par curiosité, mais bientôt à ce sentiment pas trop commun se mêla un peu d’admiration, et maintenant c’est de la bonne et de la vive sympathie que nous ressentons pour nos valeureux alliés ; il est vrai que depuis le jour où ils ont fait pour la première fois leur apparition, il ne nous ont plus jamais quittés : quand un régiment s’en va, un autre revient, à l’artillerie succède le génie, à la cavalerie, l’infanterie. Certains restent parfois quatre ou cinq mois ; tous alors trouvent une famille où ils vont le soir passer quelques heures et quand l’heure de la "cruelle" séparation arrive, ce sont des "pleurs et des grincements de dents ! ! !" on promet de s’écrire, on espère se revoir un jour, et… on se quitte pour toujours ! ! !
L’ennemi n’est pas venu dans la vallée de l’Aa semer la terreur et la dévastation comme dans tant d’autres endroits et cependant la gaieté qui régnait partout avant la guerre a maintenant fait place à l’angoisse des mauvais jours, à la douleur souvent même. En effet ici on pleure la mort ou la disparition soudaine d’un époux, d’un fils, d’un frère, là on se torture la pensée et le cœur au sujet d’un parent tendrement aimé, resté en pays envahi ou tombé aux mains des Allemands. Partout c’est le deuil, la tristesse, mais « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur », c’est pourquoi, comme le disait dernièrement un écrivain français "quelque chose de grand monte sur le pays…"
L. D.