Dès le début de leur captivité, les prisonniers français se plaignent de recevoir une nourriture insuffisante et d’avoir faim. Constituée pour l’essentiel de soupe et de pain allemand KK, la nourriture distribuée dans les camps est la cause de nombreuses maladies. Dans les faits, elle affaiblit plus qu’elle ne préserve les prisonniers.
À cette époque, le pain est l’aliment de base à l’alimentation. Les armées doivent donc en prévoir une grande quantité pour leurs troupes qui sont prioritaires, alors même que les ressources en farine commencent à diminuer en raison du manque de main-d’œuvre ouvrière pour ensemencer puis moissonner les champs.
À cette pénurie s’ajoutent les répercussions du blocus économique imposé à l’Allemagne par les pays de l’Entente depuis novembre 1914 : l’administration militaire, responsable du ravitaillement des camps, a ainsi toutes les difficultés à nourrir ses hommes et ses prisonniers ses troupes. Mais ces derniers ne sont pas les seuls à souffrir de la situation, car la population est elle aussi touchée.
Les soins apportés par la Croix-Rouge ne suffisent plus et plusieurs œuvres voient le jour pour venir en aide aux prisonniers et soulager une population de plus en plus éprouvée. L’œuvre du "Pain des prisonniers", que l’on voit se constituer ici à Wimereux, et fondée par Mme Serre-Géraudel (qui dirige à Genève Pro Patria, société de ravitaillement des prisonniers français), rappelle le rôle capital du pain durant la guerre.
Il est alors douloureux d’apprendre que, comme le courrier, la nourriture est un moyen de pression ou de vengeance de la part des autorités : l’examen des colis expédiés aux soldats donne lieu à d’énormes gâchis, alors que seuls les colis reçus devaient permettre aux prisonniers de tenir.
L’action de ces comités d'assistance et œuvres de bienfaisance auprès des prisonniers de guerre et des populations civiles permettra toutefois de sauver un nombre incalculable de vies au cours du conflit.
Une œuvre indispensable
Le Pain des prisonniers
Ce qui perce surtout, à travers tant de lettres que je reçois de malheureuses mères de famille, c’est l’anxiété continuelle au milieu de laquelle vivent ces pauvres femmes.
Leur cœur d’épouse et de mère est littéralement mis à la torture. Il est impossible d’imaginer, à moins qu’on ait soi-même goûté à la coupe, l’amertume des douleurs qui accablent ces Françaises.
Il faut que l’esprit soit de bonne trempe pour résister si longtemps à pareille épreuve.
On pleure en lisant ces lettres si confiantes, si simples, qu’elles ressemblent plutôt à des confessions spontanément faites.
C’est l’état d’âme de tout un peuple, souffrant mais patient, qui passe à travers ces feuilles de papier variées de format, de couleur et de qualité.
Et le mouvement qui l’emporte, c’est l’admiration pour tant de vaillance, pour tant de sacrifices si généreusement acceptés.
Mais de ce que ces épouses de héros savent "durer", savent "tenir", savent "résister", il ne s’en suit pas qu’on doive se désintéresser de ce qui fait leur peine.
Nos lecteurs l’ont compris et, tous les jours, ils m’envoient de quoi vêtir les petits qui n’ont plus que des haillons sur leur chair tendre, dit notre excellent confrère Rémon, dans le Télégramme de Boulogne.
Ils continueront, car les besoins augmentent avec la durée de la guerre.
Il me faudra faire appel encore plus d’une fois à leur bon cœur. Je les en préviens au moment où je veux leur communiquer une pensée qui m’est venue ces jours derniers, tandis que je dépouillais la correspondance des Petits réfugiés.
Le lisais, par exemple, au cours de tant de lamentables descriptions du calvaire que gravissent journellement ces malheureuses, des mots comme ceux-ci :
- "Mon mari est prisonnier en Allemagne et je fais mon possible pour lui envoyer un peu de pain, car il meurt de faim…"
- "J’ai un pauvre frère prisonnier en Allemagne. Il m’écrit qu’il a faim. Il me demande du pain et nous n’avons pas pour nous."
- "Nous n’avons que notre allocation pour vivre. Je dois me priver souvent de souper, car il faut bien que j’envoie de temps en temps un colis à mon mari prisonnier."
Ainsi donc ces malheureuses, préoccupées d’assurer la croûte de pain qui empêche les petits de tomber d’inanition, doivent songer encore au mari prisonnier. Elles supportent les tiraillements de la faim ; elles se privent du nécessaire pour l’envoyer au père de leurs enfants !
Elles n’ont pas, comme d’autres, la consolation de posséder encore un intérieur où elles puissent pétrir et cuire le bon pain de ménage fleurant bon, de fabriquer les confitures avec les fruits du jardin, de rendre ainsi au prisonnier un peu de chez lui.
Elles n’ont rien "pas même une pierre pour y poser la tête" !
Voilà pour les réfugiés… Mais on devine ce que doit être la peine des prisonniers dont les familles sont demeurées en pays envahis. Eux ne reçoivent absolument rien.
D’ailleurs personne ne les recommande aux œuvres spéciales fondées à Paris pour les secourir.
C’est pourquoi — et voici simplement mon idée — il m’a paru, et des amis ont bien voulu m’approuver, qu’une organisation destinée à procurer le bon pain frais aux prisonniers du Nord et du Pas-de-Calais, à tous ces "gars du Nord" : territoriaux pris à Maubeuge ou jeunes soldats des classes 13, 14 et 15 si vaillants, si admirables d’entrain endiablé, dans les combats qui devaient délivrer leur région, qu’une organisation, dis je, destinée à procurer le pain mangeable, le pain nourrissant, à nos frères et fils aimés, aurait la faveur des cœurs généreux qui liront ces lignes.
Aucun d’eux ne voudra refuser l’obole permettant d’assurer le kilogramme hebdomadaire de bon pain à ceux qui souffrent, moralement et physiquement, de leur dure captivité.
Ils ont combattu, ils ont souffert. Ce sont des martyrs d’une cause sainte.
Les laissera-t-on s’épuiser lentement, mourir de mort lente, torturés par les horreurs de la privation et de la faim … alors que, sur nos tables, rien ne manque, pas même les fruits savoureux, pas même les fleurs rares !
Ah ! que sous la forme du pain régénérateur, du pain de l’affection et de la charité, de ce pain qu’on ne refuse point au chien fidèle qui nous suit pas à pas, nous leur adressions, à ces vaillants, à ces frères, les fleurs qui ne se faneront pas, les fleurs de la reconnaissance et du souvenir.
Ludovic RÉMON
P.-S. — Un Comité du "Pain des prisonniers" a été constitué, dont la composition donnera toute garantie d’impartialité dans une équitable répartition de secours aux prisonniers, à quelque région du Nord ou du Pas-de-Calais qu’ils appartiennent.
Ce Comité se compose de : Mlle d’Héricault, présidente du Comité départemental du Pas-de-Calais, de la Ligue des femmes françaises, au château de Tingry ; de M. René Lefebvre, docteur en droit, industriel, magistrat consulaire à Valenciennes, président de la Fédération commerciale et industrielle du Nord, président de l’Union du commerce de Valenciennes ; de M. Henri Duval, imprimeur de Seclin (Nord), de Ludovic Rémon, publiciste.
Toute la correspondance doit être adressée au "Pain des prisonniers" à la Villa Édouard, Wimereux (Pas-de-Calais).
L’Indépendant du Pas-de-Calais, mardi 3 août 2015. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 229/29.