Au chapitre "Bombardements par avions" de son ouvrage Calais pendant la guerre, l’académicien Albert Chatelle nous décrit l’explosion du dépôt de munitions d’Audruicq qui a eu lieu dans la nuit du 20 au 21 juillet 1916.
Situé à une vingtaine de kilomètres de Calais, sur la ligne de chemin de fer menant à Arras, Audruicq devient dès 1915 une base arrière britannique spécialisée dans la logistique ferroviaire. Cible de choix pour les bombardiers allemands, ce sont plus de 12 000 tonnes de munitions qui explosent au cœur de l’été.
Ce tragique événement n’est pas sans rappeler un autre du même type, intervenu quelques mois plus tôt à Lille. Le 11 janvier 1916, vers 2 heures du matin, une immense explosion secoue la région. Sa violence est telle que des vitres sont brisées jusqu’à Tournai et que le bruit est entendu à plus de 160 km de là aux Pays-Bas.
La poudrière des Dix-Huit Ponts, à Moulins-Lille, a sauté. Des rues entières sont pulvérisées, 21 usines et 738 maisons sont détruites, 1 400 familles se retrouvent sans abri… Bien plus grave encore : on recense 104 corps retrouvés, sans compter les disparus, et plus de 400 blessés dont 116 grièvement. Plusieurs jours après le drame, on délivrait encore deux enfants, indemnes sous les décombres.
L’origine de la catastrophe ne fut jamais déterminée. Les Anglais avaient bombardé le secteur les jours précédents, mais apparemment pas cette nuit-là. Certains avancent que cette explosion était peut-être due à la mauvaise qualité des poudres allemandes. L’occupant, du reste, noya par prudence, peu après, une grande quantité de grenades et d’explosifs à Saint-André et à la Madeleine. Il enfouit aussi des obus dans les carrières de Lezennes.
[Un] développement extraordinaire [avait été donné par] les Anglais au camp d’Audruicq ; de vastes ateliers y avaient été construits et des dépôts de munitions renfermaient plus de 80 000 tonnes d’explosifs destinés, disait-on, à une grande offensive anglaise.
Dans la nuit du 20 au 21 juillet, vers 1 h 25 du matin, le poste de guet, installé à Ruminghen signalait l’arrivée d’un avion allemand allant de l’est à l’ouest ; trois minutes après, un second avion arrivait de la même direction. Aussitôt l’alerte était donnée à Calais et la population, réveillée, attendit les événements avec son calme habituel.
Ce soir-là, Calais devait être épargné.
À 1 h 30 une première torpille détruisait à Audruicq les projecteurs installés près du pont de pierre. Les deux avions descendent alors à faible hauteur, en dépit du tir des canons de la D.C.A. anglo-française, et lancent des bombes incendiaires sur le camp de munitions.
En quelques minutes, les baraquements d’ouvriers militarisés du Blanc-Bouillon sont transformés en d’immenses brasiers éclairant tout le camp et la région.
À 2 heures du matin l’incendie gagne les hangars de munitions contenant des caisses de cartouches, de grenades ou de fusées ; puis, les énormes dépôts d’obus de tous calibres sont atteints et commencent à sauter. Les explosions se succèdent avec une violence inouïe.
La population d’Audruicq et de tous les villages environnants, réveillée en sursaut, comprend immédiatement ce qui se passe et se sauve à demi vêtue ; les routes et les sentiers s’emplissent de fuyards éperdus. Sur 3 000 habitants, il ne reste pas 150 personnes, les soldats anglais et belges se sont égaillés de tous côtés. Plus de 50 personnes, réfugiées dans les caves de la mairie, y restèrent prisonnières pendant près de vingt heures.
Les explosions formidables projettent de tous côtés de lourds obus dont beaucoup, heureusement, n’éclatent pas ; il y en a partout : sur les voies ferrées où les trains ne circulent plus, dans les rues, sur les routes et dans les champs à plus d’un kilomètre à la ronde.
Un garde-barrière, nommé Velghe, resta sans broncher à son poste au passage à niveau et échappa par miracle à une dizaine d’obus qui éclatèrent autour de lui et, comme on le pressait de fuir, il eut ce mot magnifique : "Il faut que ceux de l’arrière fassent leur devoir où ils sont comme ceux de l’avant".
À une vitesse que l’on devine, des artilleurs français entrèrent dans Audruicq, déménagèrent la receveuse des Postes et l’enlevèrent littéralement avec sa caisse et ses archives.
Dans la commune les dégâts sont énormes : il y a un tué et trois blessés. Il semble qu’une tornade a passé, arrachant portes et fenêtres, disloquant les toitures à six kilomètres à la ronde. Le hameau du Blanc-Bouillon est complètement rasé. À Ostove, près de Zutkerque, un groupe de dix maisons a été détruit et complètement incendié. Un vieillard de 87 ans, paralysé, n’a pu fuir ; on retrouva ses ossements calcinés. Fallait-il vivre si vieux pour périr si tragiquement ?
À 8 h et demi du matin un lot entier d’obus de gros calibre saute d’un seul coup et creuse, sous lui, un véritable cratère de cent mètres de diamètre sur vingt de profondeur. Des wagons entiers furent pulvérisés ; un essieu de wagon s’envola avec les deux roues et, tel un fétu de paille, alla retomber 900 mètres plus loin, où on le retrouva profondément enfoncé dans un champ.
À Zutkerque, dans la propriété de M. Veerecque, située à 2 kilomètres au sud-ouest du camp, l’aiguille du baromètre enregistra d’incroyables dépressions atmosphériques provoquées par la violence des déflagrations. Un saut brusque de 772 à 707 m/m fut enregistré à 8 h et demi du matin. Lors de la plus violente explosion, cette formidable détonation fit trembler le sol et les maisons dans un rayon de cent kilomètres.
Détail authentique : à 9 h 54 du matin, un avion de reconnaissance allemand survolait déjà Audruicq pour se rendre compte du résultat du raid nocturne.
Toute la journée du lendemain les explosions continuèrent et la gendarmerie organisa, le soir, un service de surveillance dans Audruicq pour empêcher le pillage des maisons abandonnées.
Le surlendemain les explosions commencèrent à devenir plus rares et la population regagna ses pénates. Le feu achevait de consumer une grande partie des hangars du camp où personne ne pouvait encore approcher.
À Calais, la ville entière chancela sur sa base ; portes et fenêtres étaient secouées comme par une effroyable tempête, et cependant, "dans les rues il n’y avait pas de vent", constatait un Calaisien.
Avant l’aube beaucoup d’habitants descendirent dans les rues, allant aux nouvelles, tandis que l’on apercevait, au-delà des Fontinettes, d’immenses et brusques lueurs provenant des incessantes explosions et des incendies.
[…] Un officier supérieur britannique, interrogé dans le cours de la journée par le maire de Calais, lui répondit avec flegme :
- Je suis bien content que les Allemands soient venus hier soir à Audruicq.
- Comment dites-vous ? fit le maire interloqué.
- Oui, précisa l’officier anglais, je suis bien content qu’ils soient venus hier soir, car, s’ils étaient venus la veille, il y avait, en plus cinq trains complets de munitions sur les voies, mais ils sont partis pour le front quelques heures avant le bombardement.
Albert Chatelle, Calais pendant la guerre, Paris, librairie Quillet, 1927, p. 86. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHD 32.