Archives - Pas-de-Calais le Département
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La fête nationale en guerre

"Repos, soldats... La République connaît votre action héroïque...", carte postale, 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Num 01 / 30 / 211.

Le 14 juillet, commémoration non seulement de la chute de la Bastille du 14 juillet 1789, mais surtout de la fête de la Fédération du 14 juillet 1790, célèbre l’unité nationale. Elle se veut le symbole de l’union fraternelle de toutes les parties de la France et de tous les citoyens français (Rapport de séance du Sénat du 29 juin 1880).

Traditionnellement, bals, fêtes populaires et feux d’artifices animent cette journée. En 1915, tandis que l’ensemble du pays mobilise ses moyens humains, matériels et financiers dans l’effort de guerre, il serait malvenu de dilapider pour l’organisation de manifestations festives des ressources utiles par ailleurs, comme en témoignent les propos adressés par le préfet du Pas-de-Calais, Édouard-Léon Briens, aux maires du département.

Boulogne-sur-Mer, le 5 juillet 1915,

À Messieurs les maires du département,

La France célébrera, le 14 juillet, sa Fête nationale.

Comme les années précédentes, les communes du Pas-de-Calais tiendront à manifester leur attachement à la République en participant à cette fête et en lui donnant tout l’éclat qu’elle comporte.

Toutefois, elle ne saurait avoir dans les circonstances présentes qu’un caractère exclusivement patriotique et commémoratif ; les monuments publics seront donc pavoisés comme d’usage et les distributions de bienfaisance qui sont de tradition seront maintenues ; mais par contre, devront être supprimées toutes manifestations présentant un caractère de réjouissances publiques : banquets, bals, illuminations, feux d’artifices, etc., et les sommes votées à cet effet devront être versées à des œuvres de guerre.

 Le préfet,
 L. Briens

Recueil des actes de la préfecture du Pas-de-Calais, tome LXXXXVIII, 5 juillet 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, 3 K 69.

Dans le même temps, célébrer le 14 juillet est l’occasion de renforcer et de manifester l’union patriotique de la Nation, a fortiori en temps de guerre. Les cérémonies organisées en ce jour à Boulogne-sur-Mer, telles que rapportées par l’article qui suit, rendent bien compte de cette double préoccupation, de célébrer la fête nationale tout en évitant des réjouissances qui ne sauraient être de mise.

Le 14 juillet de la Guerre : une émouvante cérémonie au cimetière de l’Est

Voilà, certes, un Quatorze Juillet qui marquera dans les annales boulonnaises.

Point de ces bruyantes festivités, point de ces réjouissances sans contrainte par lesquelles se célèbre chaque année la fête de la Liberté, mais une sorte de recueillement digne et grave qui montre la foule consciente de l’importance de l’heure présente, imbue de la noble mission qui échoit au peuple de France pour le triomphe de la civilisation et de l’humanité.

N’étaient les drapeaux, français et amis, qui claquent au vent dans toutes les rues, les grands pavois multicolores qui ornent les mats de nos navires, nul n’aurait cru qu’on commémorait l’anniversaire dont la République a fait le symbole de la liberté et du droit des peuples enfin reconquis.

Il ne convenait pas cependant que nos enfants des écoles, que les miséreux pour qui cette journée est d’un heureux retour, que ceux qui ont versé leur sang généreux pour la cause sacrée fussent privés du réconfort qu’il est coutume d’apporter aux premiers.

Si toute réjouissance a été supprimée, nos "tout petits" n’en ont pas moins bénéficié de l’habituelle distribution de gâteaux, les pauvres bougres, pour qui la vie est une marâtre, n’en ont pas moins reçu l’ordinaire portion de viande et de pain qui rendra, pour un jour, leur ordinaire moins pitoyable. Nos blessés enfin, nos chers blessés, français et anglais, ont dû à la gracieuse et généreuse initiative de la Commission municipale des fêtes, de recevoir deux "députés", une superbe pipe et une copieuse distribution de scaferlati. Initiative à laquelle s’est associé un dévoué patriote M. B., qui a doublé de ses deniers la distribution de la Commission municipale.

Mais le clou de la journée, si l’on peut s’exprimer ainsi, a été l’émouvante cérémonie qui s’est déroulée dès 10 heures du matin, au cimetière de l’Est où dorment pour toujours "ceux qui, pieusement, sont morts pour la Patrie". La périphrase est banale, à force de citations, mais quelle grandeur tragique ne comporte-t-elle pas à cette heure où se jouent les destinées du monde ? Comment, en l’évoquant, l’esprit ne se sent-il pas invinciblement attiré vers ces petits soldats de France, vers ces robustes fils d’Albion qui montent dans les tranchées une garde souvent mortelle pour empêcher l’odieux envahisseur de souiller davantage le sol sacré de la Patrie !

Cérémonie d’autant plus émouvante et plus significative qu’elle fut toute spontanée, qu’elle émane de l’initiative particulière et non concertée de simples soldats et de leurs chefs et qu’elle revêt par là-même une haute portée à laquelle n’aurait rien ajouté une consécration officielle.

Ainsi que nous l’avons dit dans nos précédents numéros, des mains pieuses avaient pris soin sur l’initiative de M. le Gouverneur Daru, que la dernière demeure des héros fût couronnée de fleurs et de verdure pour la célébration de la fête du Pays. C’est, nous a-t-on dit hier ̶ ce ne fut pas sans peine que nous avons pu obtenir le renseignement ̶ à l’initiative de M. le capitaine Cordier, du 7e territorial, notre presque concitoyen puisqu’il habite Pont-de-Briques, où il préside avec dévouement aux destinées de la Société de gymnastique et de l’active Société de préparation militaire que nous devons d’avoir pu rendre hommage à la magnifique décoration qu’ont reçue les tombes anglaises et françaises au milieu desquelles se remarque un admirable massif représentant la croix de guerre flanquée des couleurs nationales. Et il convient par la même occasion de rendre justice à ceux qui lui ont prêté leur collaboration efficace, le caporal Tanfin, du 7e territorial, un jardinier boulonnais, et M. Jacquemin, jardinier-chef de la Ville.

À dix heures précises, une compagnie fait son entrée dans le nouveau cimetière où un service d’ordre a été organisé, à hauteur des tombes anglaises, par le brigadier de police Bertoux et le brigadier de gendarmerie Klein. C’est celle du capitaine Cordier, la 19e du 7e territorial qu’accompagne aussi M. le capitaine Gillet, commandant le bataillon du 7e. Les hommes ont dévalisé les fleuristes et le marché. Ils apportent avec eux de magnifiques couronnes, roses, œillets, lys et bluets ̶ les couleurs nationales ̶ avec de larges rubans portant l’inscription : "À nos frères".

La compagnie, sans armes, se place sur deux rangs, face aux tombes françaises. Les clairons ouvrent le ban. Les hommes saluent, puis tandis que couronnes et bouquets sont fixés sur les tombes et la palissade voisine, le capitaine, d’une voix forte, déclare qu’en ce jour de 14 juillet, le devoir des soldats français était de venir rendre hommage à ceux qui sont morts pour la défense du pays. Il renouvelle en termes élevés l’assurance qu’ils veilleront sur ces tombes sacrées décorées de la Croix de guerre, emblème du courage et de la vaillance, et proclame que l’exemple des glorieux morts leur servira de guide pour lutter jusqu’à la mort et sortir victorieux du terrible conflit.

Un cri de "Vive la France" ! termine cette vibrante allocution.

Les hommes font demi-tour pour faire face aux tombes anglaises sur lesquelles deux d’entre eux viennent de déposer une magnifique couronne cravatée aux couleurs britanniques.

Derechef, le capitaine prend la parole. Il rend un solennel hommage aux "frères alliés et camarades de combat", tombés pour soutenir une noble cause et le droit de vivre dans la liberté et termine par le cri de "Vive l’Angleterre" !

À ce moment, M. Cordier père, entouré de plusieurs membres du Comité, remet au capitaine, en le priant de la déposer sur la tombe des soldats français, au nom de l’Émulation nautique boulonnaise, une magnifique couronne aux couleurs nationales. Touchant hommage de la belle Société qui consacre ainsi le souvenir des onze vaillants qui, parmi ses membres, sont morts au champ d’honneur.

La compagnie défile en saluant devant les tombes des héros et aussitôt après, survient une délégation de l’Administration municipale, composée de MM. Chochoy, et Haffreingue, adjoints au maire, et de tous les conseillers municipaux non mobilisés. Quatre sous-brigadiers de la police municipale la précèdent portant deux magnifiques couronnes, aux larges rubans tricolores, qui sont déposées sur les tombes des soldats anglais et des soldats français.

M. Chochoy, adjoint au maire, prend alors la parole en ces termes :

"Messieurs,

En ces jours de deuil, mais aussi de gloire et d’espérance, il n’y a point de place pour ces fêtes dans lesquelles la France républicaine rappelle les grands anniversaires. Je veux dire qu’il ne s’agit pas, comme la loi nous en a donné la symbolique coutume, d’organiser des réjouissances, ainsi qu’on le faisait jadis, pour commémorer la conquête de la liberté.

Mais si nos douleurs nationales, le deuil de la Patrie envahie comme celui des familles éprouvées doit bannir toute joie, ces mêmes anniversaires nous rappellent, très justement, que nous avons à honorer nos morts, à venir fleurir leurs tombes sitôt ouvertes et leur renouveler le serment solennel de les venger.

Unis dans la mort héroïque comme dans le combat glorieux, de jeunes hommes, les meilleurs de leur pays, de leur race, ont trouvé ici la terre qui abrite leur suprême repos. Anglais, Français, ils furent les soldats d’une humanité supérieure, celle qui se bat non point pour la conquête brutale, la tyrannie, la domination du monde, mais pour la grande cause de la civilisation et de la libre existence des nationalités.

Honneur à ces braves ! Ils ne verront pas briller le soleil de la victoire dont, déjà, nous pouvons pressentir l’aurore éblouissante ; ils ne jouiront pas du fruit de leur labeur surhumain. Mais, à des dates comme celle qui nous rassemble, nous viendrons apporter à leur mémoire respectée, notre hommage patriotique et, sur le tertre qui les recouvre, nous jetterons ces fleurs, dont la courte vie rappelle leur jeunesse sacrifiée et leur dévouement à la Patrie.

Au nom de la population boulonnaise et du Conseil municipal, je dépose, sur les tombes de ces héros, la couronne du souvenir."

Puis ce sont encore, successivement, d’autres compagnies du 1er, du 3e, du 5e, du 6e, du 7e territorial qui vinrent accomplir, avec le même cérémonial, le patriotique pèlerinage.

Toute la journée, la foule, parmi laquelle de nombreux soldats anglais de Boulogne, n’a cessé de rendre visite au champ de repos où dorment tant de héros.

C’est ainsi que fut célébrée à Boulogne la fête nationale de 1915. Comme nous l’avons dit hier, elle ne pouvait l’être de façon plus digne, plus patriotique et plus conforme à la gravité des heures que nous vivons.

La France du Nord, jeudi 15 juillet 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 16/92.