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Protestation de la commission des Monuments historiques

Depuis 1846, la Commission des Monuments historiques du Pas-de-Calais œuvre, entre autres missions, pour la sauvegarde des constructions remarquables de notre territoire.

Durant la guerre, elle se mobilise en faveur de la protection des édifices bombardés et participe activement à la surveillance du dégagement des déblais.

Cette Protestation de la commission départementale des Monuments historiques du Pas-de-Calais à propos de la destruction d’Arras est initialement publiée par l’imprimerie du Journal de Montreuil en 1915 avant d’être diffusée par l’organe de presse L’Indépendant du Pas-de-Calais ce 26 juillet 1915.

Rédigée par Henri Potez, professeur à la faculté des lettres de Lille [ note 1], elle est signée par l’ensemble du bureau de la Commission et avance déjà la question des confiscations chez l’ennemi de chefs-d’œuvre français et belges qui s’y trouveraient, en compensation des pertes subies.

PROTESTATION de la Commission des Monuments historiques du Pas-de-Calais à propos de la destruction d’Arras

La Commission des Monuments historiques du Pas-de-Calais a été douloureusement frappée par l’indigne traitement que les armées allemandes, à la honte de leur nation, ont infligé à l’admirable ville d’Arras et à ses monuments illustres.

Sans l’ombre d’une excuse stratégique [ note 2], ils ont réduit en un monceau de ruines le haut beffroi ̶ cette ascension de pierres fleuries ̶ et l’Hôtel-de-ville, ce monument de grâce et de fantaisie où s’épanouissait le style flamboyant et où souriait le charmant génie de la Renaissance flamande. Ils ont détruit en partie, autour de la Grande Place et de la Petite Place, ces maisons à galeries, à pignons recourbés en volutes et enroulements qui formaient un ensemble unique au monde. Ils ont semé la mort et la dévastation en tous lieux, parmi les églises, parmi ces vieux logis de tout âge qui faisaient d’Arras un véritable musée rétrospectif d’architecture civile.

Nos pères ont dressé lentement, au milieu des guerres et des discordes même, ces somptueux édifices où se symbolise leur fierté municipale. Mais ils ont négligé les dangers constamment suspendus sur leurs têtes, ils ont fait taire les contradictions qui pouvaient les diviser, pour grouper en une œuvre solennelle les sentiments et les pensées qui constituaient leur bien commun.

Avec l’éclat d’une flamme, la tour monta dans le ciel comme un cri de joie et de liberté.

L’âme même de la cité, avec ses coutumes, ses traditions, ses assemblées, tout son trésor moral, fut abritée dans la maison de ville comme en un reliquaire.

Pour préserver dans les deux places l’unité de style, ils se soumirent à une sévère discipline.

Ils se plièrent magnifiquement à la loi de leurs ancêtres, et comme le dit un règlement de 1773, s’engagèrent, lorsqu’ils répareraient leurs demeures, à substituer briques pour briques, et pierres pour pierres .

Dans les profondeurs des âges disparus, ils ont pensé à nous, et travaillé à nous laisser un héritage qu’ils eussent voulu immortel.

Comme dans la mémoire des familles se lève le souvenir épuré des morts, ainsi le meilleur de leur génie rayonne en ces œuvres qui devaient leur survivre.

La Commission des Monuments historiques du Pas-de-Calais, de par son institut, a le droit et le devoir de veiller sur ces nobles reliques, de les illustrer, de les maintenir et de les défendre, non seulement parce qu’elles transmettent aux gens de l’Artois les plus salutaires et les plus vénérables leçons de leurs aïeux, non seulement parce qu’elles font partie du capital artistique de la France, mais aussi parce qu’elles appartiennent au patrimoine du genre humain tout entier.

Au nom de ses attributions les plus précises et de ses obligations les plus étroites, la Commission élève ses protestations les plus énergiques devant tous les esprits cultivés, devant toutes les Sociétés savantes du monde civilisé.

Mais, ici, une distinction s’impose.

Nous ne nous adressons pas à l’Austro-Allemagne érudite.

Sans doute, il nous est amer de constater qu’en anéantissant de parti-pris les chefs-d’œuvre qui nous viennent du passé, nos ennemis ont en eux-mêmes souillé et déformé la figure de l’humanité présente.

Mais c’est en vain qu’on se vante d’un labeur acharné lorsqu’il n’est point éclairé par les lumières supérieures de l’âme.

La science sans la conscience est un plus lourd péché contre l’esprit que l’ignorance même.

L’érudition qui accumule les documents et constate les faits n’est rien sans le tact et le goût qui jugent et apprécient, qui établissent des valeurs, sans la piété qui respecte et qui conserve.

Nos ennemis sont anathèmes quant à l’intelligence dont ils ont profané l’usage.

Ils sont excommuniés de cette République des arts et des lettres où la généreuse hospitalité de nos pères accueillait les efforts de toutes les nations vers la vérité et vers la beauté.

Nous avons foi dans la victoire finale. Pourrait-il en être autrement, lorsque depuis tant de jours, dans des combats multipliés, nos merveilleux soldats font à la cité martyre une auréole d’héroïsme et de gloire ?

Sauvée d’un des périls les plus graves qu’elle ait courus depuis longtemps, avec le triomphe du Droit, la civilisation renaîtra de ses cendres.

Ce jour-là, nous ne demanderons pas de représailles ; nous souhaitons quelque chose de plus haut que la vengeance, qui nous mettrait au niveau de nos adversaires, quelque chose aussi de plus dur : nous réclamons l’action de la Justice, et le châtiment.

Notre vœu le plus ardent est que les ruines irréparables accumulées par eux sur notre sol et dans nos villes soient compensées par la saisie, en Austro-Allemagne, des chefs-d’œuvre qui n’appartiennent point à l’art de cette double nation, et qui, pouvant être emportés, seront attribués aux régions dévastées de la France et de la Belgique.

Il faut, à la face de l’univers, enlever aux nouveaux Barbares l’honneur de monter la garde devant les manifestations sacrées de l’Idéal, comme, sur le front d’une armée, on dégrade un soldat qui ne mérite plus de porter les armes.

Pour la Commission :

MM. G. Sens, président ; Bauvin, vice-président ;
Becthum, Decroos, Lavoine, Lennel, Rodière, Sion, membres du bureau ; C. Enlart , H. Potez, membres de la Commission.

L’indépendant du Pas-de-Calais, lundi 26 juillet 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 229/31.

Notes de l'auteur de l'article

[note 1] Chronique d'histoire régionale, in : Revue d'histoire de l'Église de France, tome 6, n° 30, 1920, pp. 39-126.

Notes de la Commission des Monuments historiques

[note 2] Voir les précisions données à cet égard pages 20 et sqq. dans la brochure intitulée : Documents officiels. Les Allemands destructeurs de cathédrales et de trésors du passé (Hachette 1915).
Tout dernièrement encore, comme pour achever leur œuvre maudite, leurs bombes incendiaires ont accablé le Palais Saint-Vaast, anéanti tous les imprimés de la Védastine, et, consumant les quatre cinquièmes des archives départementales, amputé l’histoire artésienne de ses principaux documents.
Pendant que flambaient les bâtiments [de] Saint-Vaast, pour empêcher tout sauvetage, ils les ont encerclés d’un barrage d’obus.