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Le régime de la presse

Avant la guerre, la presse du Pas-de-Calais jouit d’une vitalité remarquable, tant par la diversité de ses titres que par leur répartition géographique. Mais le conflit impose plusieurs contraintes sévères qui dégradent considérablement cette situation. La censure est la première d’entre elles. La loi du 5 août 1914, réprimant les indiscrétions de la presse en temps de guerre, précise que les renseignements d’ordre militaire sont interdits de diffusion, et, au-delà, tout ce qui serait de nature à favoriser l’ennemi et à exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations . D’abord compréhensifs, les journalistes s’exaspèrent ensuite régulièrement de cette censure - exercée par un bureau spécial de l’autorité militaire - souvent jugée sévère, tatillonne et mesquine.

D’autres contraintes plus spécifiques s’imposent aux périodiques. En zone occupée, les journaux sont entièrement contrôlés par les Allemands et se contentent de publier les communiqués officiels, cherchant à démoraliser les populations. En zone non occupée, ne subsistent que quelques journaux locaux, publiés dans les villes les moins menacées. Ces titres subissent des restrictions matérielles, en particulier le manque de papier, qui amène le ministre de l’Intérieur à demander aux quotidiens de réduire leur publication, deux fois par semaine, à deux pages (novembre 1916). De la même manière, la cherté du papier contraint à l’augmentation du prix des journaux en août 1917, alors que la tendance était à la baisse depuis près de quarante ans. Malgré tout, la presse n’en demeure pas moins le vecteur essentiel de l’information auprès d’une population plus avide que jamais de nouvelles sur le sort du pays. Lorsque le conflit s’achève, beaucoup de journaux ont disparu pour ne plus jamais reparaître. La renaissance de la presse s’engagera alors en empruntant lentement mais surement la voie de la concentration.

Le régime de la presse 

La presse n’est pas toujours tendre pour les parlementaires et le Gouvernement – encore qu’elle conserve dans ses jugements une discrétion imposée par les circonstances – aussi à paralyser son action, à réduire son influence quand on ne va pas – à l’encontre des droits constitutionnels – jusqu’à [censure] par une censure d’une docilité exemplaire !

Il était trop beau d’avoir entendu, de la bouche de M. Ribot, proclamer la nécessité d’une libre discussion des actes du Gouvernement et il fallait s’attendre, après ces paroles d’amour, à quelque surprise désagréable. Et voici qu’un bruit rase la terre et parvient jusqu’à nos salles de rédaction. Le Gouvernement se disposerait à réduire encore les pages des journaux et songerait – sous le prétexte [censure] d’une crise de papier – à imposer le régime des deux pages à tous les quotidiens, alors que, dans tous les pays du monde, même en Allemagne et en Autriche, les journaux continuent à paraître avec le même nombre de pages qu’avant la guerre.

La presse française est déjà particulièrement désavantagée : on lui coupe ses informations, on lui supprime ses communications téléphoniques, ses dépêches lui parviennent avec des retards savamment combinés et les lecteurs du Télégramme peuvent se souvenir du fameux message allemand sur la paix qui ne nous fut remis qu’après une retenue de 18 heures, alors que les journaux de Paris publiaient librement cette information sensationnelle.

Il faut avoir beaucoup de philosophie pour accepter, dans les circonstances actuelles, la responsabilité de faire un journal ; la matière première nous est distribuée à portion congrue, la force motrice nous est mesurée, nos expéditions sont compliquées au possible par les modifications incessantes apportées aux horaires des trains, malgré tout nous tenons et le Télégramme, pour sa part, atteint un tirage journalier d’une centaine de mille d’exemplaires.

Aussi bien si notre journal jouit de la faveur populaire, si la grande famille de ses lecteurs s’augmente chaque jour, c’est que le public se rend compte que nous avons ici l’ardent désir de le bien renseigner et d’apporter toute célérité dans notre information. Et si le public lit beaucoup, s’il attend avec impatience les communiqués et les dernières nouvelles du monde entier, il appartient aux pouvoirs publics de faciliter notre tâche et non pas de la compliquer par des mesures par trop mesquines.

Nos gouvernants, [censure] n’ont que sourires pour la presse ; [censure] mais cette arme puissante qui chatouille chaque jour leur épiderme, leur rappelant qu’au moindre faux-pas, ils peuvent être embrochés !

Dans les sphères parlementaires on [censure] presse, à tous les piccadors de l’opposition qui chaque jour plantent leurs banderilles dans les chairs des "impondérables".

Et voilà pourquoi, la muselière de la Censure restant pratiquement inefficace, on réduira le format des journaux jusqu’au jour [censure].

La rareté du papier, justification fallacieuse d’une mesure inique, ne peut pas se soutenir quand on voit l’Officiel à 92 pages, comme il y a trois jours, quand on connaît le débordement de la paperasserie administrative qui coûte des millions au pays, quand on voit les prospectus dégoûtants de certaines spécialités pharmaceutiques envahir tous les murs, quand on voit toute une prose malpropre inonder certains étalages.

"Réduire un journal de quatre pages à deux pages tous les jours, c’est l’exproprier, écrit le Temps ; et une expropriation, c’est la loi qui la décide. On ne peut pas traiter la presse avec plus de désinvolture, avec moins de légalité que les bureaux de placement, l’absinthe ou la céruse. Ce n’est pas par des détours obliques, par des conciliabules secrets, par des invitations amicales, mais bientôt pressantes au point de devenir comminatoires, que d’aussi graves intérêts peuvent se traiter et doivent être réglés : c’est au grand jour. Ce n’est pas par des procédés précaires et dénués d’autorité suffisante : c’est par la loi. Il y faut la pleine lumière de la discussion publique ; c’est au pouvoir législatif qu’il appartient d’en être saisi ou de s’en saisir lui-même. Quoi ! Le blé, le charbon, le sucre, le pain, le gaz, l’électricité seraient choses réduites, rationnées, réparties selon les règles légales, par des voies législatives. Les Chambres auraient examiné, rapporté, discuté les projets qui fixent les quantités des produits matériels et alimentaires à consommer, le sort de ceux qui les exploitent : et la pensée humaine, son expression au moyen du journal – le plus puissant, le plus moderne de ses moyens de diffusion – serait seule réduite, mutilée d’un trait de plume qui serait un coup de grâce. De grâce, grand merci ; nous n’en voulons d’aucune sorte".

Je suis convaincu que, placé devant la levée en masse des porte-plume. M. Ribot et ses collègues réfléchiront avant de signer notre mutilation. Il se peut que le Gouvernement et le Parlement soient des puissances, mais ils n’existent que par la presse et s’ils indisposaient celle-ci, je ne donnerais pas cher de leur existence !

Nous ne voulons pas de l’ha[ra-]kiri que nous offre le Gouvernement ; tout fil de soie qu’on nous enverra sera retourné à l’expéditeur.

Que le Parlement prenne ses responsabilités, qu’il discute notre statut, soit, on jugera des faits en pleine lumière, mais qu’on nous exécute entre deux portes, rien à faire, Messeigneurs !

J’attendais de M. Ribot qui est un intellectuel et un grand confrère car il a noirci, lui aussi, beaucoup de papier dans sa vie, j’attendais autre chose du Président du Conseil après sa déclaration du 21 mars ! Il sait – par expérience – quel rôle utile la presse peut jouer dans la tragédie actuelle, quel réconfort elle peut apporter à l’opinion chancelante, mais pour que nous puissions rendre tous les services qu’on attend de nous, il fallait que, loin d’entraver notre action, on nous aidât au contraire à soutenir la pensée française.

Nous ne sollicitons aucune faveur exceptionnelle, le régime de droit commun nous suffit, mais de grâce qu’on ne s’ingénie pas à tenter sur nous des représailles. Nous serons jusqu’au boutistes, nous ne dirons jamais que ce qui peut être dit, nous nous efforcerons de défendre l’union sacrée, mais qu’on ne touche pas à nos droits imprescriptibles !

Paul-Louis Courier a écrit un jour une bien jolie page sur "La peur de la presse". J’engage beaucoup nos gouvernants à la relire, quoique vieille de près d’un siècle, elle reste encore d’une saisissante actualité.

Edmond Equoy

Le Télégramme, mercredi 4 avril 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/27.