Archives - Pas-de-Calais le Département
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Une correspondance sous contrôle

Pendant la Première Guerre mondiale, chacun est avide de nouvelles, chacun veut rassurer, quitte à embellir la situation. 
Correspondre est devenu une règle, voire une nécessité pour les civils et pour tous les soldats qui écrivent quotidiennement à leurs parents et amis, mais aussi à leurs camarades de combat lorsqu’il leur est difficile ou parfois même impossible de se déplacer.

Même si le courrier reste le lien fort par excellence, les colis sont un complément tout aussi indispensable au moral des soldats, par la nourriture, le tabac, les vêtements qu’ils apportent, etc.

Carte postale noir et blanc montrant un baraquement au coin d'une rue.

La Guerre 1914-18. Arras (P.-de-C.) - Le bureau de provisoire des postes et télégraphes. Archives départementales du Pas-de-Calais, 38 Fi 516.

L’armée, confrontée très tôt à de sérieux problèmes d’organisation face au volume des correspondances et des paquets qui transitent, mais aussi très consciente que leur bon acheminement est vital pour le moral des troupes, déploie rapidement des moyens à la hauteur de l’enjeu.

Trésor et Postes

Dès l’entrée en guerre, l’administration militaire unique appelée "Trésor et Postes" oblitère sans frais les courriers des soldats, mais aussi ceux qui leur sont adressés.

C’est au bureau central de la Poste militaire, installé au conservatoire national de musique de Paris, que l’on trie d’abord cette masse par secteurs postaux ; puis les courriers suivent sans que l’on puisse réellement identifier le secteur du front où se trouvait le régiment du destinataire : à chaque numéro correspond une division, un grand état-major ou un quartier général.

Affiche imprimée sur laquelle on lit : « République française. Grand quartier général des armées de l’est. Direction de l’arrière. Correspondance militaire. Ordre aux armées. Il est rappelé aux militaires de la zone de l’avant qu’ils ne peuvent mentionner dans leurs lettres le lieu ou la région où ils se trouvent, ni parler, avec des détails géographiques, des combats livrés. Il leur est également interdit de mentionner les déplacements qui leur sont ordonnés, les mouvements de tropes qu’ils remarquent ; de citer les noms des officiers généraux qui les commandent ; enfin, de donner des renseignements susceptibles de nuire, de quelque nature  qu’ils soient. Pour assurer à l’avenir l’observation rigoureuse de ces prescriptions, les règles suivantes sont adoptées : 1. Les militaires correspondent par carte postale ou par lettre, à leur choix. Toutefois, l’usage de cartes postales illustrées représentant une localité ou un paysage, avec désignation du lieu, est interdit. 2. Le dépôt de correspondances, affranchies ou non, dans les boîtes de la poste civile, est expressément défendu aux militaires du front (relevant d’un secteur postal). 3. Les lettres expédiées par eux sont déposées ouvertes, soit dans les boîtes des bureaux de la poste militaire, soit en un local fixé par le commandement de l’unité, ou encore entre les mains des vaguemestres ou de leurs aides. 4. Elles sont examinées, soit au cantonnement même, soit au bureau de payeur, par un officier censeur. 5. Il n’est pas donné cours aux correspondances déposées fermées ou reconnues, au contrôle, contenir des indications interdites. Des sanctions disciplinaires sont prises, s’il y a lieu, contre les militaires fautifs. Les lettres contenant des renseignements délictueux sont transmises à un officier de police judiciaire, en vue des poursuites à exercer. 6. Les correspondances reconnues régulières sont acheminées sans retard, après avoir été closes par l’officier censeur, et frappées de son timbre. 7. Toute lettre que le militaire expéditeur désire soumettre à la recommandation est présentée par lui, ou son mandataire, d’abord à l’officier censeur opérant au bureau de payeur, qui l’examine et la frappe de son timbre, s’il en autorise la transmission. Elle est ensuite close sous ses yeux et remise au préposé pour enregistrement. 8. Tout militaire qui désire envoyer un mandat-poste dans une lettre, présente ou fait présenter cette lettre ouverte à l’officier censeur, qui l’examine, la frappe de son timbre, s’il y a lieu, et la rend au porteur. Celui-ci y insère le titre et la cachète lui-même, puis la remet au censeur pour être mêlée aux autres. 9. Les dispositions qui précèdent entreront en vigueur le 10 août prochain. Au G.Q.G., le 25 juillet 1915. Le général commandant en chef, J. Joffre ».

Correspondance militaire. Ordre aux Armées. [Interdiction de mentionner la géographie et les noms de personnes]. Affiche. Archives départementales du Pas-de-Calais, 17 FIC 2759.

Les sacs postaux sont ensuite dirigés sur les bureaux-frontières situés à la limite de la zone armée avant d’être transportés par des ambulants vers les vaguemestres d’étapes, chargés de les répartir entre les bureaux divisionnaires, où s’effectue alors le tri par régiment.

Les enveloppes sont alors remises aux vaguemestres des compagnies qui, quelle que soit la situation, les font parvenir aux soldats. Ils assurent aussi la triste mission de les renvoyer lorsque le soldat est mort, blessé ou fait prisonnier.

L’acheminement du courrier venant du front se fait par le chemin inverse, les bureaux divisionnaires le frappant de leur timbre et lui appliquant même parfois des mesures de retard systématique selon les instructions reçues.

Contrôle et censure

Toutes les lettres ou cartes sont soumises au contrôle d’un officier d’état-major régimentaire, puis à chaque étape de son acheminement.
Les courriers prélevés sont remis aux autorités supérieures pour un contrôle statistique, puisqu’aucune indication stratégique, de lieu, d’opérations ou de mouvements de troupe ne doit être mentionnée.
Un rapport est par ailleurs établi chaque semaine sur le moral des troupes au vu de la teneur des lettres examinées. C’est sans compter sur les codes utilisés par certains soldats pour contourner le contrôle et communiquer avec leurs proches, d’autres écrivant dans un patois difficile à traduire par l’officier de relecture.

Photgraphie noir et blanc montrant trois hommes installés devant une tente. L'un semble lire une lettre pendant qu'un second rédige un courrier.

Aubigny-en-Artois (?) pendant la première guerre mondiale ; soldats assis devant une tente. Archives départementales du Pas-de-Calais, 4 Fi 2933.

Dans le climat régnant de suspicion, la censure des correspondances adressées à tout militaire en campagne est établie dès la mobilisation. Celle-ci s’applique de façon aussi stricte au courrier allant en direction du front qu’à celui qui en provient.

Le télégraphe, resté libre en début de guerre dans la zone des armées pour que l’état-major puisse utiliser les lignes civiles pour ses communications, fait lui aussi l’objet d’une étroite surveillance dès lors que les officiers s’en sont servi pour déjouer le contrôle postal et donner des indications plus précises à leur famille.

Mise en place de règles drastiques

Dès le 25 novembre 1914, sous prétexte de préserver le secret de la mise en place des offensives, les courriers, au départ comme à l’arrivée, seront bloqués au moins trois jours et ce délai pouvait aller jusqu’à huit jours selon les autorités.
Le 22 décembre 1914, le maréchal Joffre en personne redira aux militaires les règles imposées et les interdits de leur correspondance.
Le 4 janvier 1915, le contrôle postal militaire sera officiellement établi sous la forme de visites surprises dans les bureaux de la Trésorerie et assorti de la menace d’interdire aux soldats de fermer leurs lettres.

Ces mesures, souvent méconnues de la plupart des soldats, n’atteignirent pas le but recherché puisque les familles étaient informées de la grogne qui grandissait au front d’une manière ou d’une autre.

Carte postale pré-remplie sur laquelle on lit : "Correspondance des armées de la République. Carte en franchise. Réponse du militaire. À remettre au vaguemestre. Ne donner aucun renseignement sur les opérations militaires passées ou fitires".

Carte postale collectée lors de l'opération Europeana. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Num 01 030/130.

Un autre mécontentement se fera entendre rapidement dans le milieu des entreprises dont la correspondance commerciale était aussi entravée. En réalité, par ces mesures de contrôle, certaines étaient particulièrement gênées de voir révélées au grand jour certaines de leurs transactions.

Assouplissement de certaines mesures face à la pression

La pression était telle que le ministre du commerce et des postes demanda un assouplissement de cette règle de retard le 5 février 1915, une requête transmise par le ministre de la Guerre au maréchal Joffre.

Un projet à soumettre au gouvernement arrivera le 2 mars au cabinet du Ministre : il organise dans les moindres détails les conditions de leur fonctionnement, la légalisation de la saisie du courrier, etc.

Le 15 avril 1915, pour éviter la diffusion éventuelle de nouvelles susceptibles de ralentir le recrutement des tirailleurs nord-africains, il sera décidé qu’ils ne communiqueront avec leurs proches que par l’intermédiaire de leurs officiers et au moyen de cartes postales proposant un certain nombre de formules toutes prêtes.

Loi sur la surveillance constante et générale du courrier

Le 9 juillet 1915 paraît enfin un document de travail qui déboucha sur un texte définitif instaurant une surveillance constante et générale sur le courrier.
Promulgué le 27 juillet 1915, il reste en vigueur durant toute la guerre et ne sera suspendu qu’en date du 21 novembre 1918.

Affiche imprimée sur laquelle on voit au premier plan un groupe de trois soldats rassemblés autour d'un quatrième leur lisant une lettre.

Territoriaux de France. Affiche de propagande. Archives départemenales du Pas-de-Calais, 17 FIC 2756.

Les lettres des militaires doivent désormais être déposées ouvertes dans les boîtes des vaguemestres et non plus dans les bureaux de poste civils ; le colportage du courrier est interdit.
Les commissions de censure doivent au moyen d’une grille d’analyse rendre compte de leurs investigations et proposer des sanctions selon un barème précis.
L’opinion et les impressions des civils et des militaires doivent ainsi remonter jusqu’au ministre. Cette étude n’est en fait exploitée que par le haut-commandement pour organiser la répression.

En règle général, les carnets de route et carnets de guerre écrits au quotidien et sans souci de masquer la réalité cernent mieux la réalité de la guerre que les correspondances. Le contraste entre le front et l’arrière était tel que deux mondes se côtoyaient sans vraiment se comprendre.
La correspondance n’est donc pas un témoignage fiable en temps de guerre même si elle demeure un document d’archives essentiel qu’il convient d’étudier avec rigueur et précaution. Au-delà des artifices ou des non-dits, elle offre un rare éclairage sur les mentalités de l’époque.

Bibliographie

  • G. BACONNIER, A. MINET, L. SOLER, "Quarante millions de témoins", dans Gérard Canini dir., Mémoire de la Grande Guerre : témoins et témoignages, actes du colloque de Verdun (12, 13, 14 juin 1986), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1989
  • J. BENOIST-MÉCHIN, Ce qui demeure : lettres de soldats tombés au champ d'honneur 1914-1918, Paris, éditions Albin Michel, 1942. (voir la présentation critique de l'ouvrage en suivant ce lien)
  • M.-C. FLAGEAT, Courriers ordinaires en temps de guerre, un patrimoine aux multiples facettes, mémoire de DEA sciences de l’information et de la communication, ENSSIB, Université de Lyon, 1993.