La situation extérieure et le devoir socialiste
Le meurtre de l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie a des conséquences qu’il n’était pas difficile de prévoir mais dont les plus pessimistes n’auraient pas cru qu’elles dussent être si prochaines.
L’Autriche-Hongrie a réclamé à la Serbie les garanties nécessaires contre les menées croates qui menacent son unité fédérative, si précaire. C’était son droit. Mais elle l’a fait, dans des termes tels que si la Serbie y souscrivait purement et simplement, elle sacrifierait toute dignité nationale et renoncerait à toute autonomie. La Serbie, après tout, aurait pu légitimement dire à l’Autriche-Hongrie : Avant de dénoncer les complots serbes contre vous, commencez donc par faire régner la justice et à supprimer le régime de terreur que vous avez établi en Bosnie-Herzégovine !
La Serbie néanmoins s’est montrée conciliante. Elle a donné à presque toutes les questions de l’ultimatum autrichien une réponse affirmative. Mais, sur quelques points elle a résisté. Il n’en faut pas plus pour que, fidèle à ses traditions de brutalité, la vieille dynastie de "proie" des Habsbourg, encouragée par les haines ethniques de ses sujets magyars et teutons contre le slave, ennemi héréditaire, déclare la guerre à la petite et vaillante Serbie.
Il est à redouter que le conflit ne puisse être localisé. Par une amère ironie des choses, les combinaisons laborieusement élaborées par la diplomatie pour le maintien de la paix européenne, menacent d’entraîner l’Europe dans une guerre universelle.
Si l’Autriche porte atteinte à l’intégrité du territoire et à l’indépendance politique de la Serbie, c’est la question d’Orient qui s’ouvre à nouveau, un an à peine après les guerres atroces qui ensanglantèrent la Turquie d’Europe ; c’est pour la Russie, la nécessité impérieuse d’intervenir et de crier à l’Autriche : Halte-là
, ou ce qui serait plus grave encore Part à deux
.
C’est pour l’Allemagne et son kaiser, sinon une obligation de seconder leur alliée du moins la tentation de participer à la mêlée et à la curée.
C’est pour l’Angleterre et pour la France, l’obligation de ne pas laisser, par l’écrasement de la Russie, anéantir la Triple Entente, contrepoids nécessaire de la Triple Alliance. En un mot c’est, en plein XXe siècle, en pleine civilisation et démocratie, la conflagration générale des peuples se ruant les uns contre les autres dans une guerre auprès de laquelle ses devancières n’auront été jeux d’enfants.
Telle est la sombre et redoutable aventure dans laquelle peuvent, du jour au lendemain, se trouver entraînées la France et la République.
Pour le Parti socialiste, l’heure est particulièrement grave. Elle est d’autant plus grave que l’agression ne venant pas de la France, le rôle du Parti socialiste se trouve nécessairement limité. Il lui appartient de faire appel aux sentiments de solidarité internationale des prolétariats étrangers. Il lui appartient aussi de veiller à ce que chez nous-mêmes, le sentiment patriotique ne dégénère pas sous l’action des partis de réaction, en un sentiment de chauvinisme agressif. Et c’est, pour lui, un noble devoir de garder tout son sang-froid afin d’aboutir à ce que le même sang-froid continue à présider aux délibérations gouvernementales.
Le groupe parlementaire socialiste a eu raison d’appeler l’attention du Gouvernement sur la convocation éventuelle du Parlement. Il a légitimement condamné le système de diplomatie occulte qui amène les peuples d’Europe au bord du précipice sans qu’ils aient pu en mesurer le chemin. Il a bien fait de dire que la France était maîtresse de ses destinées, et que c’était au Parlement seul qu’appartenait le droit de décréter la paix ou la guerre.
Mais le devoir du Parti socialiste ne s’arrête pas à faire ces déclarations. Pour que son action pacifique puisse être efficace, pour qu’il puisse jouer dans la politique de l’heure présente son rôle pondérateur, il importe qu’il donne au pays et à l’Europe l’impression qu’il est vraiment un grand parti "national".
Ce n’est pas l’heure de manifester dans la rue pour la paix puisque le Gouvernement français ne songe pas à la guerre, puisque la France n’a aucune volonté d’agression. Ce qu’il faut, c’est, avec tous les bons Français, faire confiance à ceux qui ont la responsabilité du pouvoir. C’est donner à l’étranger la sensation que la France est unanime, car plus la France sera unanime, non seulement plus forte elle sera pour résister à l’attaque étrangère, mais plus efficace aussi sera son action pour le maintien de la paix.
Raoul BRIQUET, Député du Pas-de-Calais