Historien de l'art brillant, reconnu par se pairs, auteur prolifique, membre de nombreuses sociétés honorifiques, spécialiste de l'histoire médiévale... Les qualificatifs élogieux ne manquent pas pour décrire Camille Enlart, ce brillant érudit né à Boulogne-sur-Mer.
Une famille brillante et distinguée
Désiré-Louis-Camille Enlart est né rue du Château, à Boulogne-sur-Mer, le 22 novembre 1862.
Du côté paternel, il est issu d’une famille de magistrats du Montreuillois (lieutenants généraux du bailliage, puis présidents du tribunal civil), tels son arrière-grand-père, le conventionnel et député des Cent-Jours Nicolas-François-Marie Enlart (1760-1842), ou son grand-père, Nicolas-François-Marie Enlart (1786-1856), sous-préfet d’Arras (avril 1815) et de Montreuil-sur-Mer (juin-août 1815, septembre 1830-août 1833), époux de l’une des filles de la "merveilleuse" devenue écrivain, Sophie Gay.
Son père, Louis-Oscar Enlart (1828-1899), a, quant à lui, été maire d’Airon-Saint-Vaast pendant quarante-quatre ans (1855-1899), mais aussi membre (et plusieurs fois président) du conseil d’arrondissement (1871-1889).
Sa mère, Camille-Félicie Buffin (1835-1892), née à Tournai, petite-fille d’un receveur des domaines de Saint-Omer, descend de notables du Hainaut par sa propre mère (Aglaé-Ernestine-Marie de Hults) ; témoignant d’un certain talent artistique (elle a peint plusieurs tableaux pour l’église d’Airon-Saint-Vaast), elle est sans doute à l’origine de la carrière future de son fils.
Un goût pour le patrimoine local
Camille Enlart fait ses études à l’Athénée royal de Tournai et au collège jésuite de Notre-Dame de Boulogne ; son professeur, l’abbé Haigneré, lui communique son intérêt pour le patrimoine local.
Il devient dès le 6 décembre 1879 membre correspondant de la société des Antiquaires de la Morinie, et entreprend une étude sur le "Boulogne monumental", qu’il soumet le 14 avril 1880 à la société académique de l’arrondissement de Boulogne-sur-Mer : retenu par un examen, il en fait présenter, par l’illustrateur et archéologue Victor-Jules Vaillant, une courte synthèse accompagnée de dessins photographiés, lors de la première séance que tient à Arras la Société française d’archéologie, le 29 juin ; son article est publié l’année suivante.
Du droit à l'École des chartes
Bachelier ès lettres en 1881, Camille Enlart part étudier le droit à Paris ; tout en passant sa licence, il fréquente, à l’École des beaux-arts, les ateliers de l’architecte Gustave Raulin et du peintre William Bouguereau. Il songe de fait à se consacrer à ce dernier art, au point d’être qualifié à son décès de "mauvais peintre manqué" par André Salmon : ses publications seront de fait abondamment illustrées de ses dessins.
Mais, en 1884, alors qu’il est avocat stagiaire, il devient auditeur libre, à l’École des Chartes, du professeur d’archéologie, le comte Robert-Charles de Lasteyrie du Saillant ; deux lettres du 10 novembre, envoyées aux Antiquaires de la Morinie et à la société académique de Boulogne, témoignent en outre de la poursuite de ses recherches (respectivement, sur le cimetière d’Airon-Saint-Vaast et pour son Étude sur l’architecture française à Boulogne). Grâce à l’intervention de Lasteyrie auprès de sa famille, il peut préparer le concours d’entrée à l’École des Chartes : il le réussit, deuxième sur dix-sept (décret du 18 novembre 1885). Sa carrière est dès lors toute tracée.
Camille Enlart emploie ses vacances à réunir près de 420 dessins pour sa thèse, Étude sur les monuments religieux de l'architecture romane dans les anciens diocèses d'Amiens, Arras et Thérouanne. Étudiant brillant, il sort major de sa promotion en 1889 et opte pour l’École française de Rome, dont il est nommé membre par arrêté du 14 octobre. Il s’attache dès lors à identifier les courants artistiques ayant donné naissance au gothique italien : par divers articles à partir de 1891, et surtout par un ouvrage, Origines françaises de l’architecture gothique en Italie (1894), il propose de les rechercher dans les édifices cisterciens et l’école bourguignonne.
À son retour, il se marie à Douai, le 14 juin 1892, avec Lucie-Pauline Maugin, fille d’un ancien avoué de Paris et petite-fille, par sa mère, du député du Pas-de-Calais Félix Lequien. Recruté en qualité de sous-bibliothécaire à l’École des beaux-arts de Paris en 1893, il est promu conservateur adjoint l’année suivante et reste en fonction jusqu’en 1903 ; il enseigne parallèlement comme suppléant de Robert de Lasteyrie à l’École des Chartes entre 1894 et 1899, puis comme chargé de cours à l’Université de Genève (1896), professeur à l’École du Louvre (1899-1900) et à l’École spéciale d’architecture, avec un cours d’histoire comparée de l’architecture (vers 1900-vers 1908).
Un éminent historien de l'art attaché à ses racines
Il poursuit tout au long de sa vie ces divers axes de recherche. Attaché à ses racines, il ne cesse de mettre en valeur le patrimoine monumental de la France septentrionale : en 1895, il fait paraître une reprise partielle de sa thèse, Monuments religieux de l’architecture romane et de transition dans la région picarde (anciens diocèses d’Amiens et de Boulogne), dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie ; quatre ans plus tard, alors qu’il préside la section d’archéologie et d’histoire du 28e congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, qui se tient dans sa ville natale, il insère "Les monuments anciens de Boulogne-sur-Mer" dans le premier volume de Boulogne et la région boulonnaise, édité à cette occasion par la municipalité.
Il entreprend en outre plusieurs campagnes de fouilles entre 1899 et 1906, à l’emplacement de la cathédrale de Thérouanne rasée en 1553, et multiplie les conférences et publications, des articles offerts :
- aux sociétés savantes nationales et départementales :
- telles que les Antiquaires de la Morinie (1884-1891),
- la Société académique de Boulogne-sur-Mer (1884-1906),
- l’Académie d’Arras (lors du congrès des sociétés savantes de juillet 1904)
- ou la Commission départementale des monuments historiques (1920-1927),
- aux dénonciations virulentes des destructions allemandes, parues pendant la Première Guerre (Les vandales en France, numéro spécial de L’Art et les Artistes, 1915 ; Arras avant la guerre, collection "Le mémorial des cités ravagées", 1917 ; "Une cathédrale française détruite par les Allemands en 1553. Térouanne", La Renaissance, juin 1918)
- ou encore aux Hôtels de ville et beffrois du Nord de la France. Moyen âge et Renaissance (1919), etc.
Chantre de la grandeur française, non sans xénophobie (en particulier germanophobie : sa nécrologie par Roger Rodière ne met-elle pas en avant [sa] haine et [son] mépris pour cette race abjecte
?), Enlart cherche par ailleurs à établir l’antériorité et la supériorité de l’opus francigenum, de "l’art français", expression qu’il s’efforce de substituer à celle d’art gothique : ses voyages et missions (à Chypre en 1896 et 1900, en Syrie en 1921), lui permettent de développer des recherches sur le rayonnement gothique en Scandinavie, dans la péninsule ibérique, en Grèce et dans les pays de l’Orient latin : d’où de nombreuses études à partir de 1891, telles L’Art gothique et la Renaissance en Chypre (1899-1900) ou Les monuments des Croisés dans le royaume de Jérusalem (1925-1929) ; par plusieurs articles datés de 1906, il émet en complément l’hypothèse d’une origine anglaise du style flamboyant.
Camille Enlart est nommé en 1903 directeur du Musée de sculpture comparée, ouvert depuis mai 1882 sur une proposition de Viollet-le-Duc, pour permettre aux artistes et historiens de l’art d’étudier par des moulages les chefs-d’œuvre (d’architecture comme de sculpture) des différentes provinces françaises ou des pays étrangers. Occupant ce poste jusqu’à sa mort, il réorganise les galeries étrangères, enrichit les collections pour la période préromane ou à l’occasion de chantiers de restauration, etc. Il porte également une attention toute particulière à la bibliothèque et à la documentation photographique du musée.
Rédaction du Manuel d'archéologie française
Il écrit durant ces longues années de labeur l’ouvrage le plus important de sa carrière, le Manuel d’archéologie française, depuis les temps mérovingiens jusqu’à la Renaissance :
- la partie consacrée à l’architecture religieuse paraît en 1902 (deuxième édition, augmentée, en 1919-1920),
- celle dédiée à l’architecture civile et militaire en 1904,
- tandis que le tome III sur Le costume est publié en 1916.
Durant la rédaction de ce dernier, Enlart élabore les corrections du volume relatif à l’architecture civile, qui n’est édité qu’après sa mort en 1929, tout comme celui portant sur l’architecture militaire et navale, revu par Jean Verrier, inspecteur général des Monuments historiques, et publié en 1932.
Camille Enlart a voulu en faire un guide, avant tout pédagogique, pour les étudiants, les chercheurs et les amateurs, à la portée de tous ceux qui vivent loin des sources. La bibliographie y est riche et précise, ses conseils de lecture actualisés. En parallèle, Enlart participe à l’Encyclopédie d’histoire générale de l’art, dirigée de 1903 à 1907 par le professeur André Michel, et pour laquelle il compose les chapitres consacrés aux architectures mérovingienne, carolingienne, romane et gothique, ainsi qu’à la sculpture anglaise.
Promu chevalier de la Légion d’honneur en 1910, élu en 1917 président de la société des Antiquaires de France puis membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en février 1925, Camille Enlart meurt à Paris, le 14 février 1927.
Grand amateur d’art, il avait offert l’ensemble de sa collection au musée de Boulogne-sur-Mer, soit environ mille pièces de sculpture, peinture ou céramique : une salle spécifique est en conséquence inaugurée en septembre 1926. Après sa mort, sa veuve confie à la bibliothèque municipale ses livres d’art et surtout 350 portefeuilles, regroupant près de 19 000 tirages contact de ses plaques de verre, essentiellement des vues de monuments et d’objets mobiliers réalisées lors de ses voyages. S’y ajoutent les 7 000 plaques originales conservées à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine.