Fidèle à son surnom de "rossignol des carnages" (donné par Romain Rolland, prix Nobel de littérature en 1915 et pacifiste convaincu), Maurice Barrès nous livre dans cet extrait de ses Voyages de Lorraine et de l’Artois une description légère et bucolique des paysages dévastés de notre région.
Membre de l’Académie française, journaliste, mais surtout homme politique engagé dans la droite nationaliste, il alimente régulièrement la propagande de guerre. Lors de discours enflammés ou de tribunes passionnées, il exalte la Mère Patrie et les justes combats engagés pour la défense de sa liberté, ce qui lui vaut d’être élu par le Canard enchaîné chef "de la tribu des bourreurs de crâne".
Je n’ai jamais vu des champs de coquelicots si nombreux que dans ces vallons de l’Artois tout retentissants des canonnades de la guerre et désolés par les ruines des villages. Quand j’essaie de me remémorer les tableaux militaires au milieu desquels je viens de me promener, ces coquelicots se posent au premier plan sous le soleil et puis je vois les bosquets à l’ombre desquels travaillent nos batteries, nos 75 aux coups répétés et rageurs, nos mortiers de 220 et de 270 et nos 120 de longs.
Rien de plus gai, de plus brillant que ces groupes d’artillerie. Les hommes en bras de chemise font leur travail élégant ; le coup part ; on suit des yeux le projectile qui, après s’être balancé à la manière d’un navire, prend son grand vol et, comme un génie des airs, va majestueusement remplir au loin sa tragique mission. Bonne chance, ami de la France ! Et déjà les joyeux artilleurs préparent un nouvel envoi. […] Et toujours dans la divine lumière, dans cette après-midi sereine d’été, les coups profonds de leurs canons, nos coups plus allègres, le déchirement des projectiles et le gazouillis des oiseaux.
[…] Nous arrivons aux grands entonnoirs, formés par des éclats de mine, qui marquent le point d’où notre attaque est partie sur Carency. Bientôt, j’atteins ce village fameux, le but même de notre excursion.
Carency ! C’est là qu’il y a bientôt neuf mois, les Allemands ont trouvé leur obstacle et leur limite. Vous connaissez l’histoire. C’était en octobre dernier. Maîtres du bassin houiller, ils voulaient s’établir sur les collines d’Artois. Ils venaient de saisir de haute lutte Notre-Dame de Lorette, Souchez, Ablain-Saint-Nazaire. Dans la nuit du 5 au 6 octobre, ils prirent d’assaut Carency. Du moins, ils le prirent aux trois quarts. Sa dernière maison, dont je regarde les décombres, la brasserie de Carency leur échappa toujours.
Durant neuf mois, ce village de rien du tout est demeuré mi-français, mi-bavarois. On s’y fusillait sans pouvoir avancer d’un côté ni de l’autre. Est-ce ici ou bien à Neuville-Saint-Vaast que se place l’histoire de la vache internationale ? Cette vache habitait au village où les Boches la trayaient : elle pâturait dans des prairies où les nôtres profitaient de son lait. Des correspondances homériques s’échangeaient entre les deux camps, attachées à la queue de la bête. Un obus en fit un beau jour la fin.
Quelle forteresse colossale, durant ces neuf mois, les Allemands organisèrent sur les hauteurs et les alentours de Notre-Dame-de-Lorette, sur ces positions extrêmes qui séparent l’Artois et les Flandres, les familles françaises en deuil depuis quatre semaines ne le savent que trop, et je complète là-dessus mes idées en visitant aujourd’hui, avec les héros de la bataille, le blockhaus souterrain de la Kommandantur, ces couloirs bétonnés et blindés qui relient tout un groupe de caves sur lesquelles les maisons se sont écroulées.
[…] Je n’oublierai jamais les heures que j’ai passées à causer avec les soldats, paysans ou parigots, dans les friches bouleversées qui furent les jardins ou les vergers de Carency et sur un banc à l’ombre des ruines, tandis que se déroulait ce que le communiqué appelle une canonnade ininterrompue. Quelle beauté morale chez ces hommes, quelle abnégation toute simple, quelle parfaite bonté et quelle ignorance émouvante de leur propre grandeur ! J’admire nos officiers, à qui le général allemand commandant "la division de fer et de sang" (celle qu’on jette dans la mêlée de ces combats d’Arras pour répondre à nos plus ardentes offensives) vient de rendre cet hommage de dire :
les officiers français courent en avant de leurs hommes, et cette bravoure excessive les a rendus presque populaires parmi les soldats allemands. […]À quand la fête des poilus ? La Serbie, le 75, le Secours national ont eu leur tour, les orphelins [ note 1] ne méritaient que trop d’être à l’ordre du jour. Il me paraît que la simple infanterie, la masse presque anonyme des braves gens, pas bien guerriers, pas bien féroces, pas bien certains de ce qu’ils ont à faire au juste, mérite de fixer, dans une journée d’éclat, l’attention de la France. À chaque fois qu’on les rencontre, ces paysans déguisés en soldats, qui songent aux gens et aux choses de chez eux plus qu’à manger tout crus le cœur et le foie des Boches, qui tiennent sans une plainte et qui disent tranquillement "qu’on les aura", n’éprouvez-vous pas une sorte de révélation religieuse ? Comme ils se dévouent pour une cause qui dépasse chacun de nous ! Ils iront jusqu’au bout, tant qu’il faudra. Ils ont mariné six mois dans leurs tranchées boueuses, et l’on se demandait si une reprise d’offensive, un assaut, une contre-attaque les ferait "décoller" ; la démonstration fut faite : presque partout, ils sont sortis gaillardement et certains chantaient la Marseillaise. […]
Maurice BARRÈS, Les voyages de Lorraine et d’Artois, Paris, éd. Émile-Paul Frères, 1916 (Voir le document original sur le site de Gallica).
Notes
[note 1] Les premières éditions des différentes journées citées ont eu lieu les 26 mars 1915, le 7 février, les 23-24 mai 1915, le 20 juin 1915. Pour en savoir plus sur ces journées commémoratives, voir l'article Une journée pour quêter.