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L’hiver 1709 et ses conséquences racontés dans les registres paroissiaux

Ad futuram rei memoriam

En 1709, un froid polaire s’abat sur l’Europe. Dans ses mémoires, Saint-Simon rapporte qu’à Versailles la violence [du gel] fut telle que […] les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles  [ note 1]. Ces conditions climatiques sont effectivement si exceptionnelles que de nombreux témoins de l’époque prennent la plume pour consigner ce fait. C’est notamment grâce aux annotations des prêtres dans les registres paroissiaux qu’il nous ait possible de comprendre les conséquences désastreuses du "grand hyver" sur les populations.

Carte postale couleur montrant une campagne enneigée.

Les chefs-d'œuvre du musée de Saint-Omer, école flamande. Paysage au bûcheron, Lytens Gysbrecht. Carte postale publicitaire [1973-1975]. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Fi 765/241.

Un hiver exceptionnellement froid

Dans le registre paroissial de Maninghem-au-Mont, le curé Boutoille décrit précisément l’arrivée et le déroulement de cette vague de froid qui touche le Pas-de-Calais les tous premiers jours de janvier 1709 :

La veille des Roys, sur les 10 heures du soir on vit une gelée si appre, après avoir veu pleuvoir le long du jour que le village tout sale qu’il fut, portoit gens, bêtes et chariots ; et cette gelée dura jusqu’au 2 avril quoy qu’il y eut un peux d’interruption par la neige qui vint sy abondamment et dura autant que la gelée qui causèrent bien des désordres.

Archives départementales du Pas-de-Calais, E-dépôt 545/E/01.

Cette première attaque du froid est effectivement vive puisque mi-janvier, on pouvoit marcher librement  sur les eaux de l’Authie et de la Canche. Dans son Histoire de France, Jules Michelet indique qu’on relève - 20 °C à Paris et jusqu’à - 23 °C ailleurs. Le curé d’Humbert précise que la gelée a esté si forte qu’elle glacoit tout ce qui etoit liquide jusque dans les caves et meme dans le fours .

Après une brève accalmie caractérisée par de fortes pluies, les températures s’effondrent à nouveau début février, accompagnées de chutes de neige si abondantes qu’à Boulogne, il en estoit tellement tombée que les maisons ont esté fermées deux jours sans qu’on ait pû en sortir, ny aller par les rues . Certaines congères avoisinent alors les trois mètres. Le curé d’Humbert continue :

Ce qui a le plus désolé le peuple est que la grande quantité de neige qu’il a tombé par trois ou quatre reprises poussé par les vents de midy decouvroit les campagnes et remplissoit les vallées en telle abondance qu’il estoit moralement impossibles de marcher à pied et encore moins à cheval.

Archives départementales du Pas-de-Calais, E-dépôt 466/E/1.

Ces températures inhabituelles perdurent jusqu’au début du printemps, comme indiqué dans le registre paroissial de Fruges :

[…] Une longue et très rigoureuse froidure et abondance de neiges, ce qui continua jusque au mois de mars et recomencat à la fin de mars et durat jusques au my avril aveq beaucoup de violence et abondance de neiges, mais les vents impétueux aiant raclé toutes les neiges dans les creupes, les bleds d’iever découvertes et engelez, ensuite que dans toute l’étendue du terroir de ma paroisse, il n’y avoit pas plus de vingt mesures de bled à despuillier, resté dans des endroits enfoncez.

Archives départementales du Pas-de-Calais, E-dépôt 364/E/7.

Des conséquences désastreuses : une disette annoncée

La plus grave conséquence est, en effet, une récolte désastreuse, attestée de toutes parts. Chaque témoignage déplore la perte entière des bleds .

Le curé de Maninghem-au-Mont résume les maux qui touchent la population au sortir de l’hiver :

Premièrement la mort des gens et des bêtes le long des chemins, la perte générale de tous les grains d’hyver pour le Haut Boulonnois, le retardement des labours de mars qui n’ont pu commencer qu’à la mi-avril, ce qui a fait que les grains de mars ayant meu[lé] tard sont restés pouris dans les champs, abandonnés aux bêtes. De manière que ma dixme m’a produit cette année-là trente livres par très [...] estimation, sans un grain de bled, seigle et orge. Les arbres comme pruniers, cauronniers, poiriez, noyez et plusieurs pommiers sont morts ; et le grain a été d’une chereté au mois de mai, qui a duré à vingt escus juqu’au mois de janvier 1710 et de là jusqu’aux nouvaux à 50, 40 et 30 livres.

Archives départementales du Pas-de-Calais, E-dépôt 545/E/01.

Effectivement, au printemps, le prix des céréales flambe. Des précautions sont prises tout de suite pour empêcher la disette. Les terres sont de nouveau ensemencées en urgence, mais de manière totalement désorganisée. La récolte semble d’ailleurs assez médiocre : dans l’ensemble de l’Artois, d’après les États, une grande partie des avoines […] est restée dans les champs faute de chariots […] employez pour voiturer des farines à l’armée et les pluyes continuelles estans survenues les ont fait germer .

Les conséquences sur l’état sanitaire du pays ne tardent pas à se faire sentir : alors même que le froid ne semblait pas avoir entraîné un surcroît de mortalité, celle-ci explose en 1710, surtout à cause des maladies propres à l’ingestion d’une nourriture peu appropriée :

Les plus riches ont été réduits à manger du pain mélé d’avoine, baillart, bisaille […] blé sarrasin, et les pauvres, du […] pain d’avoine venant du moulin dont les chiens n’auroient voulu manger le temp passé ; aussy les peuples sont morts en si grande quantité de flucs de sang et de mort subite qu’à tout coté on parloit de mort.

Registre paroissial de Maninghem-au-Mont. Archives départementales du Pas-de-Calais, E-dépôt 545/E/01.

Photographie noir et blanc montrant une fillette portant un fagot de bois dans un paysage enneigé.

"Givre à Feuchy". Recto d'une planche d'un album de photos ayant vraisemblablement appartenu au propriétaire de la fabrique de semoirs Jacquet-Robillard [1895-1905]. Archives départementales du Pas-de-Calais, 3 Fi 670.

Une crise sanitaire aggravée par la guerre

Cette crise engendrée par la pénurie de subsistances s’aggrave encore à cause de la situation politique du royaume. Depuis 1701, la guerre de succession d’Espagne fait peser sur le pays un effort de guerre conséquent. Acculé de toute part par ses voisins européens, Louis XIV crée en 1710 un nouvel impôt exceptionnel, le dixième, qui fragilise encore un peu plus une population déjà rudement éprouvée.

À cela s’ajoutent les opérations militaires menées dans la région, la réquisition des céréales pour nourrir les troupes et les maladies véhiculées par l’installation des campements militaires.

On trouve par exemple un récit du siège d’Aire dans les registres d’Ecques de 1710 :

Le premier septembre 1710, l’armée formidable des puissances alliez aiant pris [rature] le 27 août, sont venu investir la ville d’Aire qui s’est rendu sous leur obéissance le 8 ou 9 octobre. La terreur nous at tellement saisy que par malheur nous avons tous quittez nos maisons et paroisse sans parler icy des destructions des batimens, des arbres abbatus et de l’enlèvement général de tous nos grains et fourage, ce qui est comun aux armées. Je coucheray icy par ecry le nombre de mes paroissiens quy sont allez de vie à trepas depuy le premier septembre cy-dessus jusque au mois de mars suivant. De cinq cent paroissiens que j’avais, la mort impitoiable m’ent at enlevé 140 grands et petits […].

Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 MIR 288/01.

La même année, le village de Camblain-l’Abbé connaît lui aussi un taux de mortalité tout à fait inhabituel :

Laditte année 1710, le douze de [rature] juillet, est venue camper l’armée d’Hollande dans cette paroisse et lieux voisins pendant le siège de Béthune, et ensuitte sont mortes les 110 personnes suivantes […]. 

Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 MIR 199/01.

Document manuscrit retranscrit ci-contre.

Registre paroissial d’Ecques, 1710. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 MIR 288/01.

À cette époque, le village compte un peu moins de 400 habitants. Presque 30% de la population est donc décédée en quelques mois. Si aucune source ne nous livre la nature exacte de l’épidémie qui s’abat sur la population, certains avancent que le typhus, véhiculé par les armées, serait à l’origine de cette hécatombe.

D’autres registres témoignent de la présence des troupes hollandaises dans la région et semblent lier leur installation au nombre de morts important qui s’ensuit parmi les paroissiens.

Comme l’indique le curé d’Ecques avec la mention "Ad futuram rei memoriam", le souci de ces prêtres est avant tout de laisser une trace des épreuves qu’ils traversent, par souci historique, mais aussi pour que les générations futures en tirent des leçons.

C’est exactement ce qu’écrit le curé François Delaporte dans le registre paroissial d’Humbert :

Voila une parties des misères qui nous accablent et qui causent une famine très grande dans le temps que j’aye la main à la plume pour les descrires affin de les laisser à lire à ceux que Dieu envoyra après nous au gouvernement de cette paroisse d’Humbert ou à ceux qui les liront affin qu’ils puisse par la connoissance qu’ils auront par ce moyen prendre leurs mesures en pareil accident que celuy qui nous réduit dans une misère si grande que celle que nous ne pouvons empêcher de voir souffrir à la plus saine partie du peuple que la providence a comis à nos soins étant hors d’état de les secourir par la suitte.

Archives départementales du Pas-de-Calais, E-DEPOT 466/E 1.

Gageons que sa prière fut entendue puisque ses mots sont parvenus jusqu’à nous.

Notes

[note 1] Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, "Hiver terrible ; effroyable misère", Mémoires, tome VII, chapitre 8, 1709.