Dans la nuit du 7 au 8 juin 1936, à l’hôtel Matignon, sont signés les accords entre le nouveau président du Conseil, Léon Blum, la confédération générale de la production française (CGPF) et la confédération générale du travail (CGT). Ces accords prévoient la généralisation des conventions collectives, la création des délégués du personnel et une augmentation de 12 % des salaires. Mais on retiendra surtout l’instauration de la semaine de 40 heures et l’octroi de 15 jours de congés payés, ce qui va avoir un impact direct sur les loisirs des Français et contribuer à créer le tourisme populaire.
Naissance du projet
Les congés payés, c’est avant tout l’idée de Léon Blum. Il l’a déjà évoquée en 1919. À l’époque du Cartel des gauches, un projet instituant une semaine de congés payés s’était enlisé, projet repris en 1928, 1931 et 1932, sans plus de succès.
Le 6 juin 1936, Blum annonce qu’il déposera un projet de loi sur les congés payés. Léo Lagrange, député socialiste du Nord, sous-secrétaire d’État aux Loisirs et aux Sports, est chargé du dossier, mais c’est le directeur du Travail au ministère du Travail, Charles Picquenard, qui rédige le texte dans la nuit du 8 au 9 juin. Présenté à la Chambre et voté le 11 à l’unanimité, il est adopté par le Sénat huit jours plus tard par 295 voix contre deux [ note1].
La loi est promulguée le 20 juin par Albert Lebrun, président de la République, et publiée au Journal officiel le 26. Elle prévoit que tous les salariés ayant travaillé un an sans interruption dans un établissement ont droit à quinze jours de congés payés par an, pour douze ouvrables. Ceux qui n’ont que six mois ont droit à une semaine. Une indemnité journalière égale au salaire est prévue. Une circulaire du 6 juillet 1936 précise que la période ordinaire des congés est celle des vacances scolaires (14 juillet-1er octobre), sauf pour les entreprises saisonnières [ note 2].
Aider financièrement les ménages à partir
Léo Lagrange parachève la mise en œuvre des loisirs populaires. Jusque-là, vacances et week-ends étaient réservés aux gens fortunés. Au lendemain du vote des congés payés, il est nécessaire de prendre des mesures permettant aux ouvriers de partir en vacances.
Les billets de chemin de fer sont trop chers pour eux. Léo Lagrange entreprend de négocier avec les compagnies de chemin de fer, ce qui aboutit à la création d’un billet populaire à 40 % de réduction. En 1936, 360 000 billets "Lagrange" sont délivrés pour un total de 549 000 voyageurs. Pour faciliter les séjours à la mer et à la montagne, des trains spéciaux sont organises à 60 % de réduction. Avec la semaine de 40 heures et la naissance des week-ends, un billet populaire est créé.
En matière d’hébergement, des aides financières sont apportées aux auberges de jeunesse ; leur nombre passe de 250 à 400 en un an. Le total des nuitées évolue de 10 000 en 1935 à 26 000 en 1936. Les sports d’hiver sont aussi démocratisés par Léo Lagrange (15 152 voyageurs au Mont-Dore au lieu de 4 535). Notons enfin le développement du camping. L’apparition des loisirs pour tous a été certainement une des plus belles réussites du Front populaire.
Blum peut déclarer, en 1942, au procès de Riom :
Je ne suis pas sorti souvent de mon cabinet ministériel pendant la durée de mon ministère ; mais chaque fois que j’en suis sorti, que j’ ai traversé la grande banlieue parisienne et que j’ai vu les routes couvertes de théories de "tacots", de motos, de tandems avec des couples d’ouvriers vêtus de pull-overs assortis et qui montraient que l’idée de loisir réveillait chez eux une espèce de coquetterie naturelle et simple, j’avais le sentiment d’avoir malgré tout apporté une embellie, une éclaircie dans des vies difficiles, obscures. On ne les avait pas seulement arrachées au cabaret ; on ne leur avait pas seulement donné plus de facilité pour la vie de famille ; mais on leur avait ouvert une perspective d’avenir, on avait créé chez eux un espoir. [ note 3]
L’été 36 dans le Pas-de-Calais
Dans le Pas-de-Calais, l’été 1936 a laissé, pour beaucoup, un souvenir impérissable, même s’il n’a pas permis un départ massif en vacances, car les travailleurs n’avaient évidemment pas pu les prévoir. De nombreux ouvriers quittent leur domicile, mais souvent pour la journée, faute d’économies et de moyens d’hébergement.
Certains se contentent d’aller camper en forêt ou de passer une journée sur les plages. Les témoins de l’époque insistent sur la joie éprouvée lors de leur déplacement à la mer et sur la fête permanente, dans les trains ou sur la plage. Les travailleurs du bassin minier partent sur les plages du Nord, Malo-les-Bains, Bray-Dunes, via la ligne de chemin de fer Paris-Dunkerque, alors que ceux de la région d’Arras vont au Touquet ou à Berck, via Arras-Étaples.
Le train n’est pas le seul moyen de transport utilisé, l’autocar, les camions de mineurs (qui les transportent de leur domicile à la mine), la moto pour quelques rares privilégiés et surtout le vélo et le tandem servent aussi à rejoindre la mer. Dans les transports en commun, la gaieté est permanente, on rit, on pique-nique, on chante les refrains a la mode, Marinella, Y'a d'la joie, Je chante… C’est l’époque de Tino Rossi, Maurice Chevalier, Charles Trenet.
Faute de terrains de camping et de moyens financiers, beaucoup campent en bordure de plage au grand dam des Parisiens fortunés qui fréquentent Le Touquet et se méfient de ces gens à casquette. On se contente de peu : moules-frites, tartines ou briquet. La mer fascine, la plupart de ces vacanciers ne l’ont jamais vue, ne savent pas nager et n’ont pas de maillot de bain.
Les vacances d’après
Les départs en vacances ont été beaucoup plus nombreux en 1937. Le nombre de billets de congés payés passe de 600 000 en 1936 à 1 800 000 en 1937 mais redescend à 1 500 000 en 1938. Le chiffre de 1937 est plus élevé à cause de l’Exposition internationale de Paris qui a attiré beaucoup de travailleurs.
La réalité ne ressemble ni aux images répandues par la presse réactionnaire — les "congés payés" qui envahissent les villes de saison ou les ouvriers en casquette qui saucissonnent sur les plages de Deauville dans les caricatures du Figaro — ni aux images optimistes de la presse du Front populaire - la route des vacances ouverte aux travailleurs, la Côte d’Azur accessible aux masses laborieuses. [ note 4]
Les professions les mieux structurées organisent des déplacements pour leurs adhérents. C’est le cas du Syndicat des mineurs qui met en place des départs vers les plages de la Manche (Le Touquet, Stella-Plage, Sainte-Cécile) ou de la mer du Nord (Dunkerque), ce qui fait perdre une grande partie de leur clientèle aisée aux plages du Pas-de-Calais. Calais est aussi choisi comme lieu de vacances par le Syndicat des mineurs qui sait y trouver de bons camarades dans l’administration ouvrière [ce qui permettra] d’aider à tirer du sort malheureux cette ville tant éprouvée par la crise
[ note 5]. Le 18 mars 1937, une délégation du Syndicat des mineurs se rend à Calais pour organiser les séjours d’été. Le chef de la délégation, Priem, affirme :
Nous pouvons dire franchement que du côté municipal nous avons rencontré […] une aide fraternelle […]. Du côté des restaurateurs et des logeurs nous n’avons là encore que des félicitations à adresser. On sent chez eux la volonté de tout faire pour ne pas décevoir nos camarades qui iront là-bas. […] Chaque militant de notre organisation syndicale a pour devoir de [...] vouloir pour les mineurs leur part de bon air dans la joie et la liberté loin des soucis journaliers. Il faut faire comprendre autour de soi, et c’est un devoir, qu’on ne doit pas pouvoir dire demain que les mineurs auront passé leurs congés dans les cités corons au pied des terris où l’on respire de l’air empoisonné [...]. Trop longtemps les plages ont été la propriété des oisifs de notre pays. Les mineurs ont le droit d’y avoir leur place. [ note 6]
L’héritage des congés payés
La pratique de la bicyclette se développe, les automobiles restant trop chères pour les employés et les ouvriers. Le nombre de vélos passe de 20 000 en 1920 à 300 000 en 1938. La création des congés payés, qui est certainement l’image la plus forte du Front populaire, permet le développement du temps des loisirs : parties de cartes au café, pèche, bricolage, jardinage en sont devenus le symbole. Cet engouement nouveau pour les vacances se manifeste aussi par l’apparition de guides touristiques populaires de voyage et le développement de la publicité pour le tourisme. Les lieux de mémoire de la guerre de 1914, notamment Vimy et Lorette, sont également l’objet de visites.
Notes
[ note 1] A. CORBIN, op. cit., p. 394.
[ note 2] La Tribune, 5 juin 1937.
[ note 3] Ibidem.
[ note 4] Les historiens ne sont pas d’accord sur ces votes. Pour J. Marseille, on n’a pas compté les voix au Sénat (L’Histoire, n° 1842, mars 1996, p. 82).
[ note 5] A. CORBIN, L’avènement des loisirs, Paris, 1995.
[ note 6] G. LEFRANC, Juin 36, Paris, 1966, p. 30.