Le billet d'aujourd'hui s'attarde sur les plans et perspectives de Mayville, un projet anglais, grandiose mais vain, dont le Touquet fut le théâtre à la fin du XIXe siècle. Son promoteur, John Robinson Whitley, homme d’affaires francophile né à Leeds (Yorkshire) le 13 décembre 1843, organisateur de quatre expositions nationales (américaine, italienne, française et allemande) à Londres de 1887 à 1891, arrive à Paris-Plage en 1894. La station ne comptait alors que 175 constructions.
Un projet pour rapprocher les peuples
Conquis par le site, encore peu occupé, et ses immenses champs de dunes vierges, Whitley décide d’y créer un centre de divertissement, une pleasance, persuadé que sa fréquentation par les Anglais et les Français pouvait être un élément positif pour le rapprochement des deux peuples. De plus, il n’existait pas alors, sur les côtes de France, d’endroit de ce genre où se livrer aux sports en commun et où se retrouver sur des plages élégantes.
Whitley obtient un accord de principe des propriétaires (les héritiers de Jean-Baptiste Daloz) pour l’acquisition de tout le domaine (1 200 hectares). Mais le prix trop élevé l’oblige à envisager une affaire moins importante : en 1894, il achète une bande de terrain de 500 mètres de largeur sur trois kilomètres de front de mer au sud de Paris-Plage. Il la baptise Mayville en l’honneur de la princesse May (Mary) de Teck, épouse du duc d’York, futur George V, roi de Grande-Bretagne en 1910.
Pour réaliser ses ambitions, il constitue la Compagnie de Mayville Limited au début de 1895, et s’assure des appuis par le biais d’un comité de patronage qui compte notamment Sarah Bernhardt, Émile Berr, du Figaro, le peintre Carrier-Belleuse, le marquis de Chevigné, Louis Pasteur, le duc de Morny, le prince de Sagan, etc. La souscription est ouverte le 26 juin.
Les plans et infrastructures de la future Mayville
Whitley s’attache la collaboration de Charles Garnier, architecte de l’opéra de Paris et du casino de Monte-Carlo, pour établir les plans de la station. Un de ces plans, dressé par l'architecte, est consultable dans l'ouvrage Mayville, an Anglo-French pleasance, de même qu'une projection en noir et blanc d'une vue aérienne de la ville surplombant le front de mer.
Le projet se voulait grandiose : on aurait loti d’un seul coup un espace quatre fois plus vaste que Paris-Plage. De plus, son plan n’est ni géométrique (à la différence de Paris-Plage), ni symétrique (Paris-Plage étant rejeté à la périphérie).
Face à la faiblesse des équipements existants en 1894 à Paris-Plage, Whitley voit grand pour Mayville : plusieurs grands hôtels, une jetée promenade sur la mer, un jardin zoologique avec lac, un Pré-Catelan comme celui du Bois de Boulogne, une bibliothèque salle de concert, une succursale du Louvre (grand magasin parisien), un marché, des golf links, un champ de courses, des terrains de polo, de cricket, de football et de baseball, des courts de tennis, un vélodrome, un gymnase, une école d’équitation, un hammam, etc.
L’objectif est de créer un rendez-vous qui offre un choix de sports et de passe-temps comme il n’en existe pas ailleurs.
Un projet largement médiatisé
La publicité, largement diffusée en France, en Angleterre et aux États-Unis, est à la hauteur du projet [ note 1] :
Mayville. Le "Monterey", "Newport" et "Tuxedo" de l’Europe. La plaisance franco-anglaise, saison d’été — saison d’hiver. À mi-chemin de Londres et de Paris. Le climat français, la vie française, et un nouveau "bois de Boulogne". À quatre heures de Londres. Le plus délicieux séjour qui soit sur la côte en France. Le centre ou "home" international des sports en plein air.
L’accord de la Compagnie du Nord est par ailleurs acquis pour l’établissement d’une voie ferrée jusqu’au centre de Mayville depuis la ligne Paris-Calais. Un document de communication vante déjà la proximité de Mayville par rapport à Londres [ note 2] :
Mayville can be reached from London either by way of Boulogne (S.E. Railway) or by Calais (L. C. & D. Railway), the former three-quarters of an hour and the latter one and a half hours distant, and a pleasant break can thus be made for refreshments at Calais or Boulogne by visitors from England. Under the arrangements to be entered into, an accelerated service of trains will permit of the distance between London and Mayville being accomplished in about four hours and a half thus adding to the unique advantages to be offered by the new resort, that of being the nearest foreign pleasance to London. The sea-passage from Dover is only seventy minutes, and from Follkestone about half an hour more.
Vent de contestations
Mais Whitley et sa compagnie n’obtiennent pas le succès espéré. Passé une première période d’enthousiasme, les Paris-Plageois se dressent contre le projet. Ils reprochent à la gare prévue d’être trop loin de Paris-Plage (environ 1,5 kilomètres) et craignent la disparition de leur station. Pourtant cet argument paraît peu fondé, car si l’on regarde la représentation de la future Mayville, on constate que Paris-Plage était intégrée au projet.
L’extension probable des constructions laissait effectivement supposer que, rapidement, Paris-Plage et Mayville n’auraient plus constitué qu’une seule et unique station balnéaire. Les contestataires obtiennent le renfort d’Ernest Legendre et de son journal Paris-Plage, fondé en 1886, et en appellent au patriotisme [ note 3] :
Il y avait encore à vendre quelques terrains nus, à l’extrémité des habitations et des élégantes villas : notre insulaire les achète, et le voilà aussitôt qui s’installe à l’anglaise, qui arbore le drapeau britannique et annexe Paris-Plage à l’Angleterre. Que disons-nous ? Paris-Plage ! Il n’existe plus ! Biffé, supprimé, noyé dans Mayville, du nom d’une princesse anglaise à laquelle Sir John Whitley entend faire honneur du territoire conquis.
La presse parisienne, où les Paris-Plageois disposent de solides appuis, prend le relais de cette cabale : Ces Anglais prennent des allures de conquérants auxquels toutes les fantaisies sont permises
, ou encore : Nous sommes encore les maîtres chez nous et les Anglais ne sont pas près de régner de nouveau dans notre fière France qui les expulsa jadis de si verte façon
[ note 4].
Abandon du projet
Il faut dire que le moment est plutôt mal choisi : la Grande-Bretagne et la France se disputent l’Afrique au point de bientôt frôler la crise diplomatique à Fachoda. Whitley renonça au projet en 1898 : la Compagnie tomba en liquidation amiable et Paris-Plage poursuivit sa lente croissance jusqu’à compter 300 habitants en 1900.
En 1902, les héritiers Daloz mettent en adjudication le reste du domaine (le château, les dépendances et les 1 100 hectares invendus). Après quelques années passées à Hardelot où il avait lancé la station, Whitley revient au Touquet et prend une belle revanche en achetant l’ensemble lors de la vente aux enchères du 16 décembre.
Il remet au notaire un chèque sans répondant de 870 500 francs, somme bien supérieure à ses disponibilités, jouant sur le fait que l’on est samedi et que les banques sont fermées. Il retourne ensuite en Grande-Bretagne et, le lundi matin, le chèque est honoré : il avait trouvé une aide financière en la personne d’Allen Stoneham qui venait justement de toucher le montant d’une cession ferroviaire qu’il possédait en Australie [ note 5].
Une nouvelle société voit alors le jour, The Syndicate of Touquet Lt., qui allait donner à la station une impulsion décisive. John Whitley, considéré comme l’un des artisans de l’Entente cordiale, par les heureux rapprochements qu’il eut le bonheur d’opérer entre les différents personnages politiques des deux pays, meurt le 22 mars 1922. Le toponyme de Mayville disparaît jusque dans les années 1970, lorsqu’un promoteur privé crée dans les lieux des résidences de vacances sous le nom de "Mayvillages".
Notes
[ note 1] Affiche publicitaire de la Compagnie de Mayville Lt, 1896, dans L’art du sport ou 100 ans de pratiques sportives au Touquet-Paris-Plage [exposition, musée du Touquet-Paris-Plage, 28 juin-28 septembre 1997], Le Touquet, musée du Touquet-Paris—Plage, 1997, p. 22.
[ note 2] Mayville, an Anglo-French pleasaunce : its attractions and aims, Londres, T. Fisher Unwin, [1896], p. 25, trad. dans Sabine Marie, La création et le développement d'une station balnéaire. Le Touquet-Paris-Plage de 1912 à la fin des années 50. Contribution à l’histoire du tourisme en France, mémoire de DEA, sous la dir. de M. Chadeau, université de Lille-3, 1992, p. 143-144.
[ note 3] Cité dans Fernand Holuigue, De Mayville à Mayvillages, Société académique du Touquet-Paris-Plage, séance du 20 août 1973, p. 5. Archives départementales du Pas-de-Calais, Ms 293.
[ note 4] Cité dans Jean-Michel Dewailly, Mayville : un projet anglais avorté d’aménagement touristique au Touquet à la fin du XIXe siècle, dans Campagnes et Iittoraux d’Europe, mélanges offerts à Pierre Flatrés, Lille, Société de géographie de Lille, 1988, p. 225.
[ note 5] Colette Béal, Jean Chauvet, Fernand Holuigue et al., Le Touquet à l'aube de son nouveau siècle, Béthune, 1982, p. 17.