Dans un article paru dans Le Télégramme du 18 octobre, le journaliste Victor-Eugène Ardouin-Dumazet rappelle les raisons historiques de la fortification de Bapaume.
Au carrefour de l’Artois, des Flandres et de la Somme, la ville a toujours occupé une position stratégique dans les guerres qui se sont succédé, ce que confirme une fois de plus le premier conflit mondial.
Occupée par les Allemands le 26 septembre 1914, Bapaume devient une base arrière de l’état-major ennemi. Une Kommandantur, chargée de gérer les villes et villages des alentours et d’assurer le contrôle effectif de la population, est installée dès le 5 octobre à l’hôtel de ville.
De par sa position géographique, la commune se trouve à proximité de la ligne de front qui varie peu durant les quatre années de guerre. L’intensification des combats et des bombardements en 1916 et 1918 va profondément meurtrir sa physionomie au point qu’elle sera déclarée zone rouge après l’armistice.
Bapaume
Le major Moraht [ note 1], qui joue dans les questions militaires le rôle de prophète du fameux Vieux Major en mété[o]rologie, nous a prévenus des préparatifs allemands à Bapaume. La petite ville a été fortifiée de nouveau, elle est inexpugnable ̶ Combes l’était aussi.
Bapaume fut une ville forte, elle était une sorte d’avancée de la fameuse ceinture de fer de Vauban. Mais ses fortifications avaient si peu de valeur, même contre l’artillerie de Louis-Philippe, anodine comparativement à la nôtre, que le démantèlement avait été décidé. On en profita, en 1847, pour organiser des manœuvres de siège, les princes d’Orléans eurent le commandement des opérations au cours desquelles les sapeurs devaient préparer les brèches et les artilleurs renverser bastions et courtines. La chose n’alla pas seule, il y eut des accidents, morts d’hommes, le siège fut abandonné. Il reste à la ville des murailles éventrées, des fossés à demi comblés où les bourgeois vinrent planter des poireaux et des choux.
La Révolution de 1848 fit oublier Bapaume ; sous l’Empire, le génie militaire s’en désintéressa. Quand éclata la guerre de 1870, la ville avait toujours sa chemise de sûreté çà et là trouée, on ne pouvait pas l’utiliser. Les Allemands eux, n’hésitèrent pas, ils profitèrent des vieux murs et des casemates et appuyèrent sur ces débris solides pour résister à Faidherbe. Il restait de sérieuses parties d’enceinte au sud-ouest et au sud, les fossés avaient gardé leur profondeur. La municipalité avait d’ailleurs créé les boulevards, l’ennemi en crénela et fortifia les maisons. Grâce à cela, grâce aussi à la répugnance de Faidherbe à bombarder une ville française, les Allemands se maintinrent dans Bapaume, malgré leur échec.
La situation n’a guère changé. Si, au Nord et à l’Est, il ne reste aucune trace des défenses, au Sud de hautes murailles, des bastions sont encore debout et dominent l’entrée de la ville par le faubourg de Péronne. On a fait de ces vestiges de l’enceinte, prise d’assaut en 1641 par le maréchal de La Meilleraie et renforcée par Vauban, un jardin public. C’est la seule défense que les Allemands puissent utiliser. Elle est dominée à distance par les coteaux bas dessinant la petite plaine où s’étend Bapaume et sur lesquels l’ennemi a installé les travaux dont le Vieux Major, c'est-à-dire le major Moraht, prophétise l’invincible résistance.
Ardouin-Dumazet
Le Télégramme, mercredi 18 octobre 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/26.
Fin juin 1916, on note une importante concentration de troupes allemandes dans le secteur de Bapaume, en préparation de la grande offensive que sera la bataille de la Somme. Les Allemands ont conscience que la ville représente un enjeu stratégique et se préparent en conséquence, notamment en renforçant les fortifications déjà existantes et en créant un réseau communiquant de tranchées qui sera régulièrement pris pour cible par les "coups de main" anglais.
Ce que le major Moraht affirmait ainsi en octobre 1916, un autre porte-parole des grands chefs prussiens le reprenait fin décembre, avec de copieux développements, à la suite d’une visite au quartier général du Kronprinz de Bavière :
"Nous avons, dit-il, transformé Bapaume en un îlot semblable à Gibraltar et vraisemblablement imprenable. Les ruines des maisons se prêtent admirablement à cette transformation, en une puissante forteresse avancée, telle que les Allemands acharnés au travail, comme des castors et ayant porté à son plus haut degré la science technique, savent en produire. Encore théoriquement menacé d’enveloppement sur le front gauche, Bapaume a été et est encore fortifié contre toute attaque éventuelle d’où qu’elle vienne. De grandes lignes défensives creusées en une nuit, de façon hâtive, sont ensuite achevées. On en organise environ deux par semaine. Combien y-a-t-il de ces réseaux autour de Bapaume ? On ne peut le dire, mais, en me rendant aux premières lignes, j’en ai compté plus de vingt, tous plus puissants les uns que les autres. Il y a une différence extraordinaire entre nos derniers types de lignes de défense et les types les meilleurs qu’on avait pu me montrer en août et même en octobre. Ce qui passait alors pour le type parfait de la tranchée n’était rien en comparaison de ces dix-sept ou dix-huit modèles de fortification de campagne, qui contiennent toutes les améliorations modernes, les plus récentes, suggérées par cinq mois d’expérience, cinq mois de résistance et d’irrésistible offensive" [ note 2].
Gaston Dégardin, La vie quotidienne de Bapaume dans la Première Guerre mondiale, [Bapaume], [1974], pp. 278-279.
Face à l’attaque imminente, la population est invitée à quitter la ville. De juillet à fin septembre, six vagues d’évacuation sont ainsi organisées, sous des bombardements de plus en plus violents.
Victimes collatérales de la bataille de la Somme, Bapaume et Péronne sont clairement définies comme des objectifs à atteindre pour les Britanniques qui ont lancé une vaste offensive depuis la vallée de l’Ancre.
Les difficultés de la prise de Bapaume
De la Birmingham Post :
Nous avons devant nous un travail assez ardu, surtout sur la route de Bapaume où la butte de Warlencourt, dont la défense a été solidement organisée, fait obstacle à toute nouvelle avance de notre part.
La colline est percée d’un si grand nombre de galeries qu’elle ressemble à une fourmilière et peut être comparée à une réduction de Gibraltar. Toutefois, on ne demandera pas à l’infanterie de faire l’impossible et nos canons lourds auront changé considérablement le caractère du paysage avant que les baïonnettes entrent en jeu.
Il y a peu de temps, un an par exemple, la butte de Warlencourt aurait été considérée comme imprenable et, même aujourd’hui, ses défenses sont si fortes que les canons seront obligés de faire sauter la colline avant de voir combien de temps le système de défense peut tenir.
Les Allemands combattent évidemment pas à pas jusqu’au moment où nous les aurons expulsés de Bapaume, mais ils doivent être prêts à défendre chaque pas de la route qui les ramènera au Rhin, parce que, comme je l’ai déjà dit, Bapaume n’est notre objectif que parce qu’elle est sur la route du Rhin.
Le Télégramme, lundi 9 octobre 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/26.
Malgré l’importance des moyens engagés par les Alliés dans cette offensive, la bataille de la Somme s’enlise. Fin novembre, en dépit de quelques succès locaux, les lignes de front n’ont progressé que de 10 à 15 kilomètres. Péronne et Bapaume ne sont toujours pas atteintes, et ce malgré de considérables pertes humaines.
Les mauvaises conditions météorologiques interrompent l’opération. Néanmoins, de décembre à fin janvier, les Britanniques continuent de harceler et d’user l’ennemi en procédant à des raids dans les tranchées.
L’offensive anglaise vers Bapaume
Combats acharnés autour de la butte de Warlencourt
Nord de la France, 13 octobre.
Les Anglais ont entamé hier après-midi une opération importante dont les premiers résultats font bien augurer de l’avenir. Après une intense préparation d’artillerie, qui durait depuis mercredi matin, ils ont lancé une vigoureuse attaque contre les hauteurs qui séparent leur front de la route de Péronne-Bapaume.
D’après les renseignements parvenus dans la nuit, les vagues d’assaut britanniques sont parties d’une ligne jalonnée par les villages du Sars, de Gueudecourt, d’Eaucourt et de Lesboeufs, dans la direction de Warlencourt et du Transloy.
La butte de Warlencourt, dont on connaît l’importance stratégique ̶ c’est le dernier obstacle avant Bapaume ̶ et dont les Allemands ont fait un formidable labyrinthe de retranchements, se trouve ainsi directement menacée par la vigoureuse action offensive entreprise hier par nos alliés.
De même la situation déjà précaire du village du Transloy soumis depuis plus d’une semaine à un bombardement incessant, va s’aggraver encore du fait de l’avance ̶ fort appréciable, m’assure-t-on ̶ réalisée en fin de journée par les troupes anglaises. Des patrouilles sillonnent les abords du village, dans les ruines duquel se maintiennent difficilement deux bataillons poméraniens.
La chute du Transloy amènerait fatalement l’abandon par les Allemands des croupes qui s’étendent de Gueudecourt à Morval, et qui ont été défendues jusqu’ici par l’ennemi avec opiniâtreté.
La relation très brève du communiqué britannique signalant seulement "les très bons résultats obtenus" m’impose une réserve que l’on comprendra. Les dernières nouvelles confirment toutefois amplement l’excellente impression qui se dégage des termes du bulletin officiel.
13 octobre, 10 heures.
La bataille a continué cette nuit avec un extrême acharnement. C’est surtout dans le secteur du Transloy que la lutte se développe, revêtant un caractère de grande violence. On signale à C… et à A… l’arrivée d’importants convois de prisonniers.
Sur le reste du front de la Somme, le canon gronde furieusement. ̶ C.
Le Télégramme, dimanche 15 octobre 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/26.
L’avance vers Bapaume
Le voyage du Kaiser sur le front de la Somme annonce-t-il des projets de contre-offensive ?
Nord de la France, 24 octobre.
Alors que toutes les tentatives des Allemands en vue de nous déloger de Sailly-Saillisel, du bois Blaise, devant Péronne, et du bois Étoilé, au nord de Chaulnes, ont échoué, deux opérations de détail, menées par nous dimanche soir et hier matin au nord de la Somme, ont brillamment réussi.
Nous avons d’abord enlevé la croupe 128, au nord-ouest de Sailly-Saillisel, sur les pentes septentrionales de laquelle les Allemands étaient restés accrochés depuis le 18 octobre. La préparation d’artillerie qui précéda l’attaque fut brève, mais d’une effroyable intensité.
La possession de la croupe 128 nous a permis, dès hier matin, de réaliser une nouvelle avance au nord-est de Morval. Toute la portion de terrain comprise entre la route du Transloy et la cote 128 a été enlevée au cours d’une brillante action exécutée avec un magnifique entrain par deux bataillons. La résistance des Allemands fut brisée en moins d’un quart d’heure et l’objectif atteint avec des pertes insignifiantes.
Nous dominons ainsi complètement le village du Transloy, vers lequel nos alliés ont d’ailleurs fait un nouveau bond, en liaison avec nos troupes opérant dans le secteur de Morval.
Les succès persistants de nos alliés dans la direction de Bapaume inquiètent de plus en plus le commandement allemand qui multiplie en vain de furieuses contre-attaques. L’intensité croissante du bombardement entre l’Ancre et la Somme indique d’ailleurs que les Allemands vont, dans un bref délai, fournir un nouvel effort pour essayer de rétablir une situation qui devient chaque jour de plus en plus critique. On assure même que le Kaiser serait à Bapaume et surveillerait lui-même les préparatifs d’une formidable contre-offensive, en vue de laquelle l’armée allemande de la Somme aurait reçu de puissants renforts d’infanterie et surtout d’artillerie.
Nous ne savons quelle créance il convient d’accorder à ces rumeurs : quoi qu’il en soit, nos vaillants et tenaces amis anglais attendent avec le plus grand calme les événements.
Le Télégramme, jeudi 26 octobre 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/26.
Notes
[ note 1] Le major Ernst Moraht est chroniqueur militaire au Berliner Tageblatt, grand quotidien allemand dans lequel il écrit : L’armée espagnole emporterait plus facilement Gibraltar que les armées franco-britanniques Bapaume, tel qu’il est aujourd’hui fortifié
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[ note 2] [Note de l’auteur] "Panorama de la guerre", Jules Taillandier, éditeurs 75, rue Dareau, Paris 14ième – p. 318.