En mars 1915, Arras redevient la cible des bombardements allemands. Dès le 23, le général Wirbel, commandant le 10e corps d’armée, demande instamment au préfet de mettre tout en œuvre pour évacuer au plus vite les enfants qui comptent parmi les victimes civiles.
Des civils victimes de la guerre
Les civils sont longtemps restés des "oubliés de la Grande Guerre", s’effaçant derrière l’héroïsme des combattants.
Pourtant, ils ont également payé un lourd tribut. Ces civils ont souvent été pris dans le conflit parce que leur situation géographique les y avait entraînés malgré eux.
Par ailleurs, la mobilisation générale des hommes ne put être mise en œuvre que par une seconde mobilisation, celle de la population civile, qui soutint l’effort de guerre pendant toute la durée du conflit. La guerre est à l’origine de véritables bouleversements dans la vie quotidienne des habitants de la région. Ainsi, en mars 1915, le front s’approche dangereusement du chef-lieu du Pas-de-Calais, qui recommence à être régulièrement bombardé.
C’est dans ce contexte que le général Wirbel adresse la lettre suivante au préfet du Pas-de-Calais :
Lettre du général Wirbel au préfet du Pas-de-Calais
Au Q.G. le 23 mars 1915
Le général Wirbel, commandant le Xe corps
À M. le Préfet du Pas-de-Calais,J’ai l’honneur d’appeler votre attention sur les ravages causés journellement par le bombardement dans la population civile d’Arras, en particulier parmi les enfants, même quand ce bombardement est peu intensif.
Le dimanche 21 mars, notamment, le nombre des civils et des enfants tués ou blessés s’est trouvé sensiblement supérieur à celui des militaires chargés de la défense du secteur.
À tous les points de vue, les enfants doivent être préservés et mis à l’abri.
À la suite des accidents de dimanche dernier, des consignes ont donc été données pour interdire d’une manière formelle de les laisser sortir dans les rues sans être accompagnés.
Mais cette consigne n’est qu’un palliatif, car les parents sont souvent eux-mêmes aussi imprévoyants qu’imprudents.
Il est à présumer d’autre part que les Allemands n’évacueront pas les environs d’Arras sans de nouveaux combats et sans chercher à détruire, par esprit de vengeance, ce qui reste encore debout de la ville.
En raison des bombardements à prévoir en conséquence, il semble que des mesures plus sérieuses puissent être envisagées :
- l’évacuation de tout ce qui reste de population pauvre secourue par l’État, la Municipalité ou les institutions charitables. Tous ceux, en effet, qu’on est obligé de nourrir à Arras peuvent l’être ailleurs sans dépense supérieure ;
- l’évacuation de tous les enfants d’Arras qui pourraient être amenés en colonies scolaires, à l’arrière de l’armée, peut-être même dans le département, en tout cas dans une zone absolument en dehors des risques de combat.
Je vous serais très obligé de vouloir bien me donner votre avis sur l’opportunité de cette mesure et sur les moyens de la réaliser.
Je le transmettrai sans retard avec mes propositions au Général Commandant l’Armée.
Le Général,
WIRBEL
[Note manuscrite :] Vu le l[ieutenan]t-c[olone]l du 25e qui est venu s’entendre pour un arrêté d’interdiction des circulations des enfants et les rassemblements pour distribution.
Pas d’opposition (25 mars 1915).
Lettre du général Wirbel adressée au préfet du Pas-de-Calais, 23 mars 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, M 5593.
La création de l’Accueil français
De fait, en France, nombre d’associations se constituent pour secourir les victimes collatérales de la guerre. Intellectuels et notables s’engagent pour collecter des fonds, distribuent vivres et vêtements et logent les réfugiés. Les enfants sont souvent pris en charge par la Croix-Rouge ou par des associations au sein de colonies scolaires, en France et même à l’étranger (Tunisie). C’est ainsi qu’un mois auparavant, le 23 février 1915, un avis paraît dans le journal La France du Nord annonçant la création de l’Accueil français par la Fédération des Amicales d’instituteurs et institutrices de France et des Colonies :
Avis aux familles de la région du Nord réfugiées dans diverses régions de France
Nous informons nos malheureux compatriotes du Nord et du Pas-de-Calais qui ont dû évacuer les localités envahies, que la Fédération des Amicales d’instituteurs et institutrices de France et des colonies vient de fonder à leur intention L’Accueil français.
Cette œuvre, qui fonctionne sous le haut patronage de M. le Ministre de l’Instruction publique, a pour but de recueillir et de placer gratuitement, pendant la durée de la guerre, les enfants des réfugiés belges et français.
Les enfants d’âge scolaire (de 2 à 13 ans) sont placés dans des familles habitant les régions éloignées des hostilités ; ils y seront nourris et soignés gratuitement aussi longtemps qu’il le faudra, comme s’ils étaient réellement de la famille.
Les parents peuvent être assurés que ces placements présentent toutes les garanties désirables au point de vue de la tranquillité, de la moralité et du bien-être ; ils sont d’ailleurs effectués sous la surveillance directe des instituteurs et institutrices.
L’œuvre de l’Accueil français permettra ainsi aux chefs de famille de pouvoir se livrer à certaines occupations sans avoir du souci au sujet de leurs enfants qui seront soigneusement gardés pendant toute la durée de la guerre ou jusqu’à ce qu’ils soient réclamés pour leurs familles.
Le comité a déjà reçu, de toutes les régions, plus de trente mille demandes d’enfants. Les familles désireuses de profiter des avantages qui leur sont offerts devront s’adresser : soit au président de l’Amicale du département où elles sont réfugiées ; soit à Me Mauger, "Œuvre de l’Accueil français", Fédération des Amicales, 73, rue Notre-Dame de Nazareth, Paris, 11e, en indiquant la région préférée pour le placement de leurs enfants. Les instituteurs et institutrices de chaque commune se feront un devoir de les aider dans leurs démarches.
M. le Préfet du Pas-de-Calais a bien voulu accorder son bienveillant appui à l’œuvre humanitaire de la Fédération des Amicales. Nous lui en adressons nos plus vifs remerciements.
Le président de l’Amicale du Nord :
DARTUSLe président de l’Amicale du Pas-de-Calais :
L. LEDOUXBoulogne-sur-Mer, le 23 février 1915.
La France du Nord, mardi 23 février 1915, coupure de presse corrigée manuscritement. Archives départementales du Pas-de-Calais, M 5593.
Colonies de vacances ou bonnes œuvres à l'arrière du front
Les archives de la préfecture contiennent un dossier comportant des listes d’enfants à évacuer par l’Amicale. Une quarantaine de noms d’enfants, âgés de 6 à 15 ans environ, y apparaissent, mais sans que nous puissions connaître le nombre total de petits Arrageois séparés de leur famille. Il y a aussi de nombreuses demandes de parents au préfet, lui implorant d’accepter leurs jeunes enfants pour le prochain convoi partant loin du front.
On apprend notamment où ils ont été envoyés, sous la surveillance des instituteurs :
- au refuge de l’Odéon dans le 6e arrondissement de Paris, pouvant accueillir 40 enfants ;
- au couvent des sœurs de la Charité, rue Bobillot à Paris, prêt à recevoir une trentaine de petites filles ;
- dans le Boulonnais, des maisons servant habituellement de colonies de vacances sont également mises à disposition : à Condette pour les garçons et à Hardelot pour les filles ;
- enfin, 30 000 familles françaises ont également accepté d’héberger pendant le temps des hostilités des enfants de réfugiés, à raison d’un enfant par foyer.
Détail amusant, nous savons que les parents sont entre autres priés de fournir un trousseau composé de :
- 3 chemises,
- 3 paires de bas,
- 2 paires de souliers,
- des mouchoirs,
- des cols,
- des serviettes de toilette,
- des objets de toilette usuels,
- un costume ordinaire,
- un costume des dimanches,
- un couteau,
- une cuillère et
- une fourchette.
Évacuer les enfants n’est pas obligatoire, mais bien sûr fortement recommandé. D’autant que l’inscription peut se faire dans chaque école, auprès de la préfecture ou encore directement auprès de la responsable de l’association, Mme Mauger.
La totalité des enfants n’a certainement pas été évacuée des zones à risques. Malheureusement, faute de témoignages, on ignore l’impact psychologique d’une telle séparation durant une période si particulière. Pensant partir pour une courte durée, on imagine que bien des enfants ont probablement eu l’impression excitante qu’on les emmenait en vacances…
Généralement en France, les réfugiés reviendront dès la fin de l’année 1918 et en 1919. Les civils n’ont, de ce fait, pas échappé à cette guerre totale, durant laquelle, à l’image des combattants, ils auront eu à supporter leur lot de violences et de souffrances. Y compris sur leur santé : nous disposons ainsi d’un rapport de l’inspecteur primaire de la 1re circonscription de Lille, du 18 octobre 1919, pour l’organisation des colonies scolaires à Camiers pour les enfants de Lille "débilités par suite de l’occupation allemande".