Curé de Loos depuis 20 ans, mon devoir était marqué d’avance ; je devais comme le capitaine d’un navire au milieu de la tourmente, rester à mon bord, c’est-à-dire demeurer dans ma paroisse avec les familles qui ne voulaient pas quitter leur foyer. Trois cent vingt sur trois mille, tel fut le nombre des habitants qui se décidèrent à affronter la domination allemande.
Arrivée des Allemands
Ce fut vers le soir du 4 octobre 1914 que la cavalerie allemande fit son apparition dans notre village. Il y avait dans la région une division de la garde, composée de quatre régiments ; ce fut elle qui tint le village jusqu’au mardi 6.
Mais à la pointe du jour, un bataillon de chasseurs français arriva, et les Allemands déguerpirent. Hélas ! ce ne fut pas pendant trois jours un combat acharné, une fusillade épouvantable : on ne pouvait s’aventurer dans les rues sans être atteint par les projectiles ; une jeune fille fut blessée à la jambe, on dut l’amputer.
Bientôt les obus se mirent de la partie, et les Allemands, soutenus par leur artillerie, forcèrent nos chasseurs (qui en étaient dépourvus) à se retirer.
Le 9 octobre, l’occupation allemande commença. Je pourrais dire qu’une longue et triste tragédie allait se dérouler pour nous : la première mesure qui la marqua fut l’assassinat de six personnes, dont trois vieillards de 80, 72 et 69 ans ; M. Meurdesoif, M. Doby, ancien maire d’Haisnes, et M. Petit, président de la caisse rurale du village. Les trois autres étaient des ouvriers de 30 à 40 ans. Ces hommes étant sortis de chez eux furent considérés comme espions et fusillés, sans aucune forme de procès. Les Allemands lièrent un de nos mineurs à un arbre et lui firent creuser le lendemain matin la tombe des fusillés ; quatre sur la route d’Hulluch à la borne kilométrique ; les deux autres dans le carreau de la fosse n° 15, située près de l’église.
Dès leur arrivée, les Allemands s’adressèrent à moi, le revolver au poing, me demandant où étaient le maire, les adjoints, les conseillers municipaux, tempêtant, jurant, me menaçant. Quand ils eurent fouillé ma maison pour s’assurer qu’il n’y avait pas de Français ni d’armes cachées, ils me déclarèrent qu’en l’absence de toute autorité municipale, je serais l’unique autorité et l’otage responsable ; malgré mes objections et ma déclaration qu’aux yeux de la législation française, mes fonctions de curé de la paroisse étaient incompatibles avec les fonctions municipales, ils passèrent outre.
Les officiers étaient à peine partis qu’un pauvre vieillard, mourant de peur et de faim, vint sonner à ma porte, me demandant de lui ouvrir ; malgré la défense, je me crus obligé, par la charité, de le faire entrer. La porte était à peine ouverte qu’une bande de forcenés m’empoigne et me force suivre ; on va me coller à la muraille et me fusiller comme les autres, je le comprends à leur jargon. Heureusement, un officier me croise avec un peloton, j’écarte vivement mes gardiens et l’aborde en lui demandant de m’entendre. Je lui explique l’affaire, il fait retirer l’escorte, me fait rentrer chez moi ; puis plaçant deux sentinelles à ma porte, il s’en va en disant que je dois rendre grâce à Dieu, parce que si je ne l’avais pas rencontré, j’allais être fusillé à mon tour, telle est la loi allemande !
Notre population comptait, au moment de l’invasion, 320 personnes, parmi lesquelles beaucoup de femmes et d’enfants et environ 50 hommes, dont une vingtaine à peine étaient valides. Les Allemands employèrent ceux-ci à démonter tous les appareils de cuivre de la mine et des brasseries pour les charger sur des voitures à destination de l’Allemagne, ils firent de même pour toutes les machines agricoles, ils enlevèrent toutes les chaudières de cuivre des cuisines et bientôt il ne se trouva plus un morceau de ce métal dans la commune.
Après ce premier pillage, il en vint un autre plus terrible ; sans parler du vin qui fut gaspillé et bu et quelques jours, les meubles furent brisés et brûlés, les literies jetées à la rue, le linge et les vêtements déchirés et piétinés avec rage. Le blé et tout le grain que notre pauvre population avait eu tant de peine à récolter, fut battu devant nous, pour être expédié au quartier général ; aussi ce fut bientôt pour nous la famine.
La famine
Notre vie, pendant les longs mois d’hiver fut triste et sombre. Quand arriva janvier, les vivres se firent de plus en plus rares. Nous ayant enlevé le blé, les Allemands nous délivrèrent par tête et par jour, 110 grammes de farine de seigle, avec laquelle il fallait faire confectionner du pain qui, souvent était immangeable. Je fis alors ramasser en cachette tout le blé qui traînait encore dans les greniers et j’en obtins quelques hectolitres que je fis concasser et moudre ensuite dans des moulins à café.
Nous arrivâmes au mois d’avril, époque où la commission américaine de ravitaillement vint à notre secours. Le 15 avril, par un brouillard intense, je me rendis à Lens. C’était la première fois qu’il m’était permis de sortir de mon presbytère sans être accompagné d’une garde, car depuis octobre jusqu’en avril, j’étais prisonnier ; les Allemands avaient placé deux fonctionnaires à ma porte, et je ne pouvais voir les habitants que 3 fois par semaine, le dimanche pour la messe, les mardis et jeudis, de 9 heures à midi, devant un soldat comprenant le français. En dehors de ces jours et de ces heures, si on avait besoin de mon ministère, il fallait en référer à la kommandatur. Un soldat armé venait alors me chercher, et m’accompagnait chez les habitants que je devais visiter !
Donc, le 15 avril, de bon matin, je me rendis à Lens, convoqué par dépêche comme tous les maires de la région. Je vis là M. Basly, député, et M. Reumaux directeur des mines, qui avaient pris en mains la question du ravitaillement. Nous pûmes obtenir 190 grammes de bonne farine, de quoi faire un pain de 250 grammes par jour et par tête.
La ferme de M. Petit, en face du presbytère, fut aménagée comme dépôt et comme boulangerie municipale. Je dus la défendre bien souvent contre les soldats allemands qui voulaient la piller, et à force de protestations et de réclamations, l’obtins qu’on plaçât une pancarte : "Zivilibaherei Verboten Eingang, Boulangerie civile, entrée interdite".
Depuis ce moment jusqu’au jour de la délivrance, je fis faire le pain nécessaire à la population et distribuer trois fois par semaine les différentes denrées. Je fis ouvrir aussi à cette époque trois magasins qui vendirent tout ce qui était nécessaire à la vie. Pour se ravitailler, il fallait de l’argent. D’accord avec M. le Directeur Reumaux qui voulut bien m’en avancer, je distribuai aux familles nécessiteuses, selon le nombre d’enfants, la somme de 30 à 40 francs par mois.
Le bombardement
En temps ordinaire, depuis décembre, Loos recevait quotidiennement une centaine d’obus. Les mauvaises heures étaient de 10 heures à midi et à partir de 4 h. après-midi. Aussi au point du jour, vaquions-nous à nos affaires, pas bien nombreuses d’ailleurs pour beaucoup.
Mais le dimanche 8 mai commença un bombardement intense, sans précédent. Une cinquantaine de paroissiens vinrent quand même à la messe dans le presbytère : depuis longtemps, en effet, l’église était inhabitable. Après la messe, tout le monde repartit au galop et l’on gagna sa cave. La journée parut interminable, il y eut des incendies dans beaucoup de maisons.
Les morts étaient nombreux, ainsi que les blessés, que l’on plaçait un peu partout. Le bombardement continuant sans interruption ; nous eûmes ce jour-là deux victimes : Grégoire Caron et J.B. Bailliet ; celui-ci était venu me chercher, au péril de sa vie, pour absoudre le premier et lui donner les derniers sacrements. Caron reçut un second obus dans son lit et fut réduit en miettes. Bailliet fut tué en rentrant dans sa cave. Pour moi, j’eus grand’peine à regagner mon logis sous une grêle de mitraille.
Le 9 fut tout aussi terrible. Dans la nuit 9 au 10 un obus détruisit de fond en comble … Située dans la ferme Loyez-bailliet, et la réduisit en cendres.
(à suivre)
La Croix du Pas-de-Calais, jeudi 16 décembre 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE 135/17.