Un grand nombre de trêves ont été observées sur le front lors de diverses occasions. Bien que leur portée soit limitée dans l’espace et le temps et qu’il s’agisse le plus souvent d’actes isolés, leur récurrence durant les quatre années de guerre permet d’affirmer que, face à l’horreur et à l’ignominie des combats, les conscrits demeurent avant tout hommes avant d’être soldats.
La grande majorité des cas (et ils sont nombreux) est connue grâce aux écrits intimes des appelés. Mêlant étonnement, compassion et espoir, ils nous donnent à voir la face cachée d’une guerre que les états-majors auraient préféré taire. À l’approche des fêtes de fin d’année, nous vous proposons ici une sélection non exhaustive de trêves ayant eu lieu en Artois.
Les premières fraternisations de 1914
Un premier cas de fraternisation est signalé à l’automne 1914 entre Monchy-au-Bois et Berles-au-Bois. Il est sévèrement réprimé par le général de Castelnau qui souhaite faire un exemple et éviter que cet incident isolé ne se reproduise [ note 1].
Pourtant, le phénomène va se répéter plusieurs fois en décembre. Comme le rappellent Yves Le Maner et Alain Jacques dans leur ouvrage L’Enfer et le chaos, à l’approche de Noël 1914, le pape Benoît XV demande aux belligérants de consentir à une trêve. Le Royaume-Uni, la Belgique et l’Allemagne l’acceptent, mais pas les pays orthodoxes, ni la France qui ne veut pas interrompre les offensives en cours. Malgré tout, on observe une série de trêves décidées spontanément par des groupes de combattants, en Artois et surtout dans le secteur tenu par les Britanniques en Flandre française (Carency, Frelinghien et Givenchy-lès-La-Bassée), en raison de la proximité des lignes et de la rudesse des conditions de vie.
Noël 1914
Le 24 décembre, en plusieurs points du front, les Allemands placent des sapins de Noël, avec bougies et lanternes, sur le parapet des tranchées de première ligne. Des chants de Noël résonnent des deux côtés, avec quelques échanges verbaux, voire parfois réunions de Français, Britanniques et Allemands, sans armes sur le no man’s land ; le plus souvent, les trêves permettent d’enterrer les morts. Elles se reproduisent, à une plus grande échelle, le jour de Noël.
Si les fraternisations germano-britanniques sont bien connues et documentées, quelques exemples de rapprochements entre Allemands et Français témoignent de la généralisation du phénomène :
Je me rappellerai longtemps de cette nuit de Noël : […] Quel n’a pas été notre étonnement d’entendre les Boches chanter des cantiques dans leurs tranchées, les Français dans les leurs ; puis les Boches ont chanté leur hymne national et ont poussé des hourrah ; les Français ont répondu par le Chant du départ. Tous ces chants poussés par des milliers d’hommes en pleine campagne avaient quelque chose de féérique. [ note 2]
Un autre exemple, encore, d’après une lettre de Gustave Berthier (256e RI, secteur de Bully-les-Mines), du 28 décembre 1914 :
Le service tel qu'il est organisé maintenant est moins fatigant. Quatre jours aux tranchées, quatre jours en réserve. Nos quatre jours de tranchées ont été pénibles à cause du froid et il a gelé dur, mais les Boches nous ont bien laissés tranquilles. Le jour de Noël, ils nous ont fait signe et nous ont fait savoir qu'ils voulaient nous parler. C'est moi qui me suis rendu à 3 ou 4 mètres de leur tranchée d'où ils étaient sortis au nombre de trois pour leur parler.
Je résume la conversation que j'ai dû répéter peut-être deux cents fois depuis à tous les curieux. C'était le jour de Noël, jour de fête, et ils demandaient qu'on ne tire aucun coup de fusil pendant le jour et la nuit, eux-mêmes affirmant qu'ils ne tireraient pas un seul coup. Ils étaient fatigués de faire la guerre, disaient-ils, étaient mariés comme moi (ils avaient vu ma bague), n'en voulaient pas aux Français mais aux Anglais. Ils me passèrent un paquet de cigares, une boîte de cigarettes bouts dorés, je leur glissai Le Petit Parisien en échange d'un journal allemand et je rentrai dans la tranchée française où je fus vite dévalisé de mon tabac boche.
Nos voisins d'en face tinrent mieux leur parole que nous. Pas un coup de fusil. On put travailler aux tranchées, aménager les abris comme si on avait été dans la prairie Sainte-Marie. Le lendemain, ils purent s'apercevoir que ce n'était plus Noël, l'artillerie leur envoya quelques obus bien sentis en plein dans leur tranchée. [ note 3]
Des cas similaires sont signalés en Argonne, dans l’Aisne ou la Somme. Les combats continuent, cependant, dans d’autres secteurs voisins. Les généraux prennent note de ces événements et durcissent le ton, soucieux d’enrayer le phénomène. C’est pourquoi, ils réagissent immédiatement et strictement lors de la reconduction de tels épisodes.
Si les fraternisations véritables ont été rares et limitées à la fin de l’année, les trêves tacites ont en revanche été relativement fréquentes, pour procéder à des rectifications de lignes, des deux côtés du no man’s land, des travaux de consolidation des tranchées, etc.
Fraternisations de 1915
C’est d’ailleurs la principale raison des trêves observées en 1915. Les conditions météorologiques désastreuses de cet hiver 1915-1916 obligent les deux camps à sans cesse renforcer leurs galeries emportées par des trombes d’eau et donc à sortir à découvert pour effectuer ces travaux.
Camille Rouvière du 31e RI mentionne de tels événements en Artois dès le mois de novembre 1915 et souligne le combat commun des frères ennemis contre les éléments :
Ça va mal, pour la revanche ! Ça va mal pour la guerre ! Les "ennemis", tellement semblables ! se flairent, se frôlent, se scrutent, se révèlent les uns aux autres. Des fantassins, des clochards, des bonshommes, des pauvres types : voilà ce que nous sommes, eux et nous, sous le même uniforme : la boue ; contre un même ennemi : le cambouis glacé ; dans un même tourment : les poux ; un même crucifiement : par le canon. Ah ! le canon qui tape partout ! Le canon ! Ce fouet génial des maîtres pour parquer ou pousser les troupeaux ! [ note 4]
Louis-Benjamin Campagne, commandant au 107e RI, confirme ces propos :
L’ennemi n’était pas mieux loti et toute guerre était suspendue, sauf la lutte contre la boue. Un autre régiment que le [mien,] à la faveur de cet armistice forcé, avait engagé des conversations avec ceux d’en face. De poste à poste on avait causé, lancé du pain en échange du tabac. [ note 5]
Selon les carnets de Louis Barthas, les principales trêves de Neuville-Saint-Vaast ont lieu entre le 10 et le 13 décembre 1915. Les pluies incessantes ont raison des discordes et, pour échapper à la noyade, soldats français et allemands émergent des tranchées inondées. Louis Barthas écrit alors :
La même communauté de souffrances rapproche les cœurs, fait fondre les haines, naître la sympathie entre gens indifférents et même adversaires. Ceux qui nient cela n’entendent rien à la psychologie humaine. Français et Allemands se regardèrent, virent qu’ils étaient des hommes tous pareils. Ils se sourirent, des propos s’échangèrent, des mains se tendirent et s’étreignirent, on se partagea le tabac, un quart de jus ou de pinard. Ah ! si l’on avait parlé la même langue ! Un Allemand casse son fusil… Mais nos artilleurs reçurent l’ordre de tirer sur tous les rassemblements qui leur seraient signalés et de faucher indifféremment Allemands et Français comme aux cirques antiques on abattait les bêtes féroces assez intelligentes pour refuser de s’égorger et se dévorer entre elles. Et on interdit de quitter la tranchée. […] Qui sait ! peut-être un jour sur ce coin de l’Artois on élèvera un monument pour commémorer cet élan de fraternité entre des hommes qui avaient l’horreur de la guerre et qu’on obligeait à s’entretuer malgré leur volonté.
Ce pieux souhait a été entendu puisque, ce jeudi 17 décembre 2015, a lieu l’inauguration du Monument des Fraternisations à Neuville-Saint-Vaast, en présence de des petits-enfants de Louis Barthas.
Un exemple de récit de fraternisation
Vendredi 10 décembre [1915 à Neuville-Saint-Vaast],
Mademoiselle,
Je vous écrit pour vous donner de mes nouvelles qui
sont toujours très bonne et j'espère, Mademoiselle, que ma
carte vous trouvera de même ainsi que vos parents.
Maintenant, Mlle, pour le moment il fait un temps affreux
et nos tranchées ce sont tous écrouler. D'après un fantassin ce
matin il parait que en première ligne les boches trinque
avec nous car ils sont comme nous, ils ont de la boue jusqu'au
genoux et il ne ce tire plus un coup de fusil, il y a que
l'artillerie qui tire à l'arrière. Vous voyer comme c'est drôle la guerre.
Recevez, Mlle, mes sincères civilité.
Clément Pelat
Collection particulière. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Num 01 034/031.
Notes
[ note 1] Carnet de Bernard Sittler, 15e groupe de chasseurs cyclistes, 8e DC.
[ note 2] François Guilhem, 296e RI, lettre à sa femme du 25 décembre.
[ note 3] Paroles de Poilus sous la direction de Jean-Pierre GUENO.
[ note 4] Journal de guerre de Camille Rouvière, 31e RI.
[ note 5] Colonel Campagne, Le Chemin des Croix 1914-1918, Paris, Tallandier, 1960, 369 p.