La nouvelle tenue
Cette fois-ci, il paraît que ça y est : l’armée française sera dotée d’une nouvelle tenue… en 1920 !
Il y a bien longtemps qu’on en parle ! Chaque année, on affuble quelques troupiers, - à titre d’essai – d’une livrée bizarre, couleur kaki, réséda ou caca d’oie. Tout le monde trouve cela très vilain, naturellement ; puis, on n’en entend plus parler, et quand on demande aux gens bien informés ce qu’il en est advenu, on vous répond invariablement : "La question est à l’étude" – admirable euphémisme qui permet de ne rien faire tout en ayant l’air de travailler, de donner satisfaction à tout le monde sans contenter personne !
Donc, à partir de 1920, les troupes d’infanterie porteront un uniforme gris bleu, avec capote à col rabattu, képi rigide rappelant l’ancien chako, avec dessus en toile cirée, analogue au képi espagnol. Deux rangées de boutons garniront la capote, en cuivre pour l’infanterie, en métal blanc pour les chasseurs à pied. Les épaulettes seront rouges pour la ligne, vertes pour les chasseurs.
Et la raison de tout ce chambardement ? – Parbleu, c’est toujours la même, le soldat français, avec son pantalon garance, se voit de trop loin, ce qui en temps de guerre pourrait lui valoir quelques balles de plus dans la peau. Alors, "ces Messieurs de la Commission compétente" se sont évertués à découvrir une teinte neutre qui serait à la fois de la couleur des prés verts, des forêts sombres, des terres crayeuses et des blés murs. Avouez que ce n’était pas commode !
Pitou lui-même, pour qui l’on se donne tant de mal, ne paraît pas enthousiaste de cette innovation. Il y tenait à son pantalon rouge, parce que, disait-il, "cela fait plus d’effet auprès des femmes". Chacun ses raisons, n’est-ce pas ? Et celle-là en vaut bien une autre.
Le général Bruneau [ 1] nous a aussi donné les siennes, – en vers, s’il vous plaît ! Oyez plutôt :
"Ah ! ne supprimez pas notre vieille capote,
Dont le drap, par l’azur de vingt cieux, fut bleui,
Laissez à l’étranger l’uniforme kaki,
Car il ne nous plaît pas d’être couleur de crotte.
Nous n’avons pas besoin de votre bourguignote,
Pour braver la mitraille et battre l’ennemi.
Le Coq gaulois préfère encore son vieux képi
Teint du sang de son cœur, à cette camelote !
Vous ne craignez donc pas, que les anciens là-bas,
Ceux de Metz et Strasbourg, quand nos petits soldats
Au jour de la revanche envahiront la plaine,
Disent, en les voyant vêtus en mardi-gras :
"Bon Dieu, ce ne sont pas ces faiseurs d’embarras
Qui reprendront jamais l’Alsace et la Lorraine !"
Eh ! qu’en savez-vous, mon général ? On s’y fera, allez ! On se fait à tout… Tout de même, j’imagine que nos petits soldats auraient été plus satisfaits si l’on avait employé les cinquante ou soixante millions que va coûter le nouvel uniforme, à faire fabriquer des chaussures de repos et des sacs un tantinet moins lourds.
Jacques ABEILLE
Le Journal d’Auchel, 19 juillet 1914.