La gare, point de départ et d'arrivée de tout trafic, constitue le cœur du réseau ferroviaire. Sa construction revêt donc une importance toute particulière et met en présence deux hommes aux conceptions radicalement différentes, l'ingénieur et l'architecte.
Le premier s'occupe de l'entrepôt métallique qui couvre les quais et veut édifier des constructions qui soient symboles de progrès et de modernité ; les immenses charpentes métalliques qui se dressent alors semblent défier toute technique et toute mesure. Le fer, la fonte et le verre sont utilisés pour l'érection de ces temples de la technologie dont les marquises, en dentelle de métal, démontrent l'audace.
À l'inverse, l'architecte s'intéresse au bâtiment des voyageurs et se tourne, lui, résolument vers le passé.
Au XIXe siècle, la concurrence entre les différentes compagnies et leurs architectes ne suscite aucune originalité. Leur objectif commun est de dissimuler aux regards la halle, les locomotives, tout un monde révolutionnaire mais laborieux.
Dans ce nouveau combat des Anciens et Modernes, la gare doit être sujet de fierté, motif de rêverie et but de promenade ; il n'est toutefois pas question que la bonne société se donne en spectacle dans un lieu dont on n'aurait pas masqué l'aspect industriel et moderne. Extérieurement la gare prend donc des allures de temple grec, de thermes romains, de cathédrale gothique ou de château.
Ainsi certains architectes, comme Lejeune à Béthune, choisissent le style des hôtels particuliers de l'Ancien Régime : une façade à étages percée symétriquement d'arcades avec la porte du bâtiment des voyageurs au centre et de petites avancées sur les côtés. À l'instigation de Sydney Dunnet, dès 1893, on s'inspire également de modèles de l'architecture régionale.
À Arras par exemple, la gare de 1898 présente certains aspects du XVIIe siècle flamand.
Celle de Saint-Omer, construite en 1903, est remarquable par son grand pavillon central, destiné aux voyageurs, qui rappelle les grandes verrières des quais mais que l'on a habillé de pilastres et d'une couverture en dôme pour obtenir une plus grande harmonie avec les constructions latérales édifiées comme de petits châteaux du XVIIe siècle.
La gare représente l'ouverture, l'exotisme : on va en famille, le dimanche, admirer les locomotives ou rêver devant les affiches vantant telle ou telle destination.
D'ailleurs, si Courbet et Monet souhaitent que la peinture et l'architecture moderne se rejoignent et s'épanouissent dans les gares, les compagnies, elles, donnent la préférence aux peintres académiques et leur commandent des sujets publicitaires, véritables invitations au voyage.
Dans toutes ces étapes, les premiers architectes ont deux préoccupations : les toilettes qu'ils prévoient en grand nombre car les wagons en sont dépourvus et les bagages parce que dans les débuts du chemin de fer, les déplacements s`apparentent plutôt à de vrais déménagements.
Partout, sauf dans les haltes, on vend des journaux ; puis s'installent, sous le contrôle de l'empire Hachette, des bibliothèques.
Et comme, aux heures des repas, les trains s'arrêtent dans n'importe quelle gare, même petite, pour permettre aux voyageurs de se restaurer, des buffets sont mis en place. Ceux-ci, de même que les wagons et les salles d'attente, sont d'abord séparés en quatre classes. Cette institutionnalisation des divisions sociales est sans doute un autre aspect du caractère militaire, tant dans la tenue que dans la discipline, imprimé au monde du chemin de fer.
D'ailleurs, pour surveiller les flux de voyageurs, est instaurée dès 1840 une police des gares qui, aidée du chef de gare, est chargée de maintenir l'ordre. Avec des uniformes et une législation spécifique, elle fait observer les règlements et verbalise.
Le chemin de fer ne bouleverse pas seulement les habitudes, il transforme l'espace urbain. À l'origine les gares sont construites à la périphérie des villes pour des raisons militaires : il n'est pas envisageable de percer les fortifications. D'autre part, les terrains situés dans le centre coûtent trop cher.
Se développe alors un nouveau quartier, celui de la gare, avec les inévitables hôtel, restaurant et café "de la gare" ; sont aussi organisées des navettes pour rejoindre le cœur des villes. Puis la gare, prenant de l'importance, devient l'un des pivots de la cité et une nouvelle géographie se construit peu à peu autour d'elle.
Le chemin de fer, dont la présence engendre généralement une croissance économique des localités desservies, crée même parfois de nouvelles agglomérations (comme à Vierzon). Et quand il pénètre dans la ville, il la scinde le plus souvent en deux. Mais dans tous les cas, au XIXe siècle, l'urbanisme fait de la gare un monument essentiel, sorte de porte monumentale ou d'arc de triomphe, auquel aboutit une allée rectiligne, fréquemment bordée d'arbres et baptisée "avenue de la gare".
Cette voie triomphale confirme la volonté de théâtralisation des gares.
Le chemin de fer était vu comme un lien fraternel entre tous les hommes et la gare comme un lieu de rencontre et de sociabilité. Selon Théophile Gautier, les gares étaient les palais de l'industrie moderne où se déploie la religion du siècle, celle des chemins de fer. Ces cathédrales de l'humanité nouvelle sont les points de rencontre des nations; le centre où tout converge, le noyau de gigantesques étoiles aux rayons de fer s'étirant jusqu'au bout du monde
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L'architecture et la décoration d`une gare n'étaient donc jamais dépourvues d'intentions. Ouverte au public, construite pour le public, la gare affichait les valeurs de la bourgeoisie d'affaires alors au pouvoir : la colonisation des peuples, la conquête territoriale, le développement de l'industrie et du commerce, la glorification de la patrie, de la famille, de la religion et du travail.